Malgré la chaleur du soleil, je frissonne. J’ai ôté mes habits et les ai mis à sécher près de l’étrave. Maintenant, la pirogue glisse vers la passe, déjà l’on sent les longs rouleaux qui viennent toujours de la haute mer, qui s’effondrent sur la barrière de corail. Tout d’un coup, la mer devient violette, dure. Le vent se lève quand nous franchissons la passe, le long de l’île aux Bénitiers. La grande voile se tend à côté de moi et résonne, l’écume jaillit à la proue. Denis et moi plions à la hâte nos vêtements et les cachons près du mât. Les oiseaux de mer suivent la pirogue, à cause des poissons qu’ils ont sentis. Ils cherchent même parfois à s’emparer d’un poisson, et Denis crie en agitant les bras pour les effrayer. Ce sont des frégates noires au regard perçant, qui planent dans le vent à côté de la pirogue, en caquetant. Derrière nous, le grand rocher brûlé du Morne s’éloigne, dans la lumière voilée du crépuscule, pareil à un château gagné par l’ombre. Tout près de l’horizon, le soleil est brouillé par de longs nuages gris.
Jamais je n’oublierai cette journée si longue, cette journée pareille à des mois, à des années, où j’ai connu la mer pour la première fois. Je voudrais qu’elle ne cesse pas, qu’elle dure encore. Je voudrais que la pirogue ne cesse de courir sur les vagues, dans les jaillissements d’écume, jusqu’aux Indes, jusqu’en Océanie même, allant d’île en île, éclairée par un soleil qui ne se coucherait pas.
Il fait nuit quand nous débarquons à la Rivière Noire. Avec Denis je marche vite jusqu’au Boucan, pieds nus dans la poussière. Mes vêtements et mes cheveux sont pleins de sel, mon visage et mon dos brûlent de la lumière du soleil. Quand j’arrive devant la maison, Denis s’en va, sans rien dire. Je marche sur l’allée, le cœur battant, et je vois mon père debout sur la varangue. À la lumière de la lampe tempête, il semble plus grand et mince dans son costume noir. Son visage est pâle, tiré par l’inquiétude et la colère. Quand je suis devant lui, il ne dit rien, mais son regard est dur et froid, et ma gorge se serre, non à cause de la punition qui m’attend, mais parce que je sais que je ne pourrai plus retourner en mer, que cela est fini. Cette nuit-là, malgré la fatigue, la faim et la soif, immobile dans le lit qui brûle mon dos, indifférent aux moustiques, j’écoute chaque mouvement de l’air, chaque souffle, chaque vide, qui me rapproche de la mer.
Nous vivons, Laure et moi, les derniers jours de cet été-là, l’année du cyclone, encore plus repliés sur nous-mêmes, isolés dans l’Enfoncement du Boucan où plus personne ne vient nous voir. C’est peut-être à cause de cela que nous ressentons cette impression étrange d’une menace, d’un danger qui s’approche de nous. Ou bien la solitude nous a rendus sensibles aux signes avant-coureurs de la fin du Boucan. C’est peut-être aussi la chaleur presque insupportable qui pèse sur les rivages, dans la vallée de Tamarin, jour et nuit. Même le vent de la mer ne parvient pas à alléger le poids de la chaleur sur les plantations, sur la terre rouge. Près des champs d’aloès de Walhalla, de Tamarin, la terre brûle comme un four, et les ruisseaux sont asséchés. Le soir, je regarde la fumée de la distillerie de Kah Hin, mêlée aux nuages de poussière rouge. Laure me parle de la pluie dé feu que Dieu a envoyée sur les villes maudites de Sodome et de Gomorrhe, et aussi de l’éruption du Vésuve en l’an 79 quand la ville de Pompéi fut engloutie sous une pluie de cendres chaudes. Mais ici, nous guettons en vain, et le ciel au-dessus de la montagne du Rempart et des Trois Mamelles reste clair, à peine voilé par quelques nuages inoffensifs. Mais c’est au fond de nous que nous sentons le danger, par instants.
Depuis des semaines déjà, Mam est malade, et elle a cessé ses leçons. Notre père, lui, est sombre et fatigué, il reste enfermé dans son bureau à lire ou à écrire, ou à fumer en regardant par la fenêtre d’un air absent. Je crois que c’est à cette époque qu’il m’a parlé vraiment du trésor du Corsaire inconnu, et des documents qu’il a gardés là-dessus. Il y a longtemps que j’ai entendu parler de cela pour la première fois, par Mam peut-être, qui n’y croit guère. Mais c’est à cette époque qu’il m’en parle longuement, comme d’un secret important. Qu’a-t-il dit ? Je ne puis m’en souvenir avec certitude, parce que cela se mêle dans ma mémoire à tout ce que j’ai entendu et lu par la suite, mais je me souviens de l’air étrange qu’il a, cet après-midi, quand il me fait entrer dans son bureau.
C’est une pièce où nous n’entrons jamais, sauf en cachette, non pas que ce soit expressément défendu, mais il y a dans ce bureau une sorte de secret qui nous intimidait, nous effrayait même un peu. En ce temps-là, le bureau de mon père, c’est une longue chambre étroite, tout à fait au bout de la maison, prise entre le salon et la chambre à coucher de nos parents, une pièce silencieuse, ouverte au nord, avec un parquet et des murs en bois verni, et meublée seulement d’une grande table à écrire sans tiroirs et d’un fauteuil, et de quelques malles en métal contenant les papiers. La table se trouvait tout contre la fenêtre, de sorte que lorsque les volets étaient ouverts, Laure et moi pouvions voir, cachés derrière les arbustes du jardin, la silhouette de notre père en train de lire ou d’écrire, enveloppé dans les nuages de la fumée de cigarette. De son bureau, il pouvait voir les Trois Mamelles et les montagnes des gorges de la Rivière Noire, surveiller la marche des nuages.
Je me souviens alors d’être entré dans son bureau, retenant mon souffle presque, regardant les livres et les journaux empilés par terre, les cartes épinglées aux murs. La carte que je préfère, c’est celle des constellations, qu’il m’a déjà montrée pour m’enseigner l’astronomie. Quand nous entrons dans le bureau, nous lisons avec émotion les noms des étoiles et des figures du ciel : Sagittaire, guidé par l’étoile Nunki. Lupus, Aquila, Orion. Bootes, qui porte à l’est Alphecca, à l’ouest Arcturus. Scorpio au dessin menaçant, portant à la queue, comme un dard lumineux, l’étoile Shaula, et dans sa tête la rouge Antarès. La Grande Ourse, chaque étoile dans sa courbe :
Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Phecda, Dubhe, Merak. Auriga, dont l’étoile majeure résonne bizarrement dans ma mémoire, Menikalinan.
Je me souviens du Grand Chien, qui porte dans sa gueule, comme un croc, la belle Sirius, et en bas un triangle où palpite Adhara. Je vois encore le dessin parfait, celui que j’aime le plus, et que j’ai cherché nuit après nuit dans le ciel d’été, au sud, dans la direction du Morne : le navire Argo, que je dessine parfois dans la poussière des chemins, comme ceci :
Mon père est debout, il parle, et je ne comprends pas bien ce qu’il dit. Ce n’est pas vraiment à moi qu’il parle, pour cet enfant aux cheveux trop longs, au visage hâlé par le soleil, aux habits déchirés par les courses dans les broussailles et les champs de canne. Il parle à lui-même, ses yeux brillent, sa voix est un peu étouffée par l’émotion. Il parle de cet immense trésor qu’il va découvrir, car il sait enfin l’endroit où il se cache, il a découvert l’île où le Corsaire inconnu a placé son dépôt. Il ne dit pas le nom du corsaire, mais seulement, comme je le lirai plus tard dans ses documents, le Corsaire inconnu, et ce nom aujourd’hui encore me semble plus vrai et plus chargé de mystère que n’importe quel autre nom. Il me parle pour la première fois de l’île Rodrigues, une dépendance de Maurice, à plusieurs jours de bateau. Sur le mur de son bureau, il a épingle un relevé de l’île, recopié par lui à l’encre de Chine et colorié à l’aquarelle, couvert de signes et de points de repère. Au bas de la carte, je me souviens d’avoir lu ces mots : Rodriguez Island, et au-dessous : Admiralty Chart, Wharton, 1876. J’écoute mon père sans l’entendre, comme au fond d’un rêve. La légende du trésor, les recherches que l’on a faites depuis cent ans, à l’île d’Ambre, à Flic en Flac, aux Seychelles. C’est peut-être l’émotion, ou l’inquiétude, qui m’empêchent de comprendre, parce que je devine que c’est la chose la plus importante du monde, un secret qui peut, à chaque instant, nous sauver ou nous perdre. Il n’est plus question de l’électricité maintenant, ni d’aucun autre projet. La lumière du trésor de Rodrigues m’éblouit, et fait pâlir toutes les autres. Mon père parle longuement, cet après-midi-là, marchant de long en large dans la chambre étroite, soulevant des papiers pour les regarder, puis les reposant sans même me les montrer, tandis que je reste debout près de sa table, sans bouger, regardant furtivement la carte de l’île Rodrigues épinglée sur le mur à côté du plan du ciel. C’est peut-être pour cela que, plus tard, je garderai cette impression que tout ce qui est arrivé par la suite, cette aventure, cette quête, étaient dans les contrées du ciel et non pas sur la terre réelle, et que j’avais commencé mon voyage à bord du navire Argo.