Quelquefois, Laure vient avec moi dans les champs. Nous marchons sur les sentiers, au milieu des cannes coupées, et quand la terre est trop meuble, ou qu’il y a des monceaux de cannes abattues, je la porte sur mon dos pour qu’elle n’abîme pas sa robe et ses bottines. Elle a beau avoir un an de plus que moi, Laure est si légère et fragile que j’ai l’impression de porter un petit enfant. Elle aime beaucoup quand nous marchons comme cela, et que les feuilles coupantes des cannes s’écartent devant son visage et se referment derrière elle. Un jour, dans les combles, elle m’a montré un numéro ancien de l’Illustrated London News avec un dessin qui représente Naomi portée sur les épaules d’Ali, au milieu des champs d’orge. Naomi rit aux éclats en arrachant les épis qui viennent frapper son visage. Elle me dit que c’est à cause de ce dessin qu’elle m’a appelé Ali. Laure me parle aussi de Paul et Virginie, mais c’est une histoire que je n’aime pas, parce que Virginie avait si peur de se déshabiller pour entrer dans la mer. Je trouve cela ridicule, et je dis à Laure que ce n’est sûrement pas une histoire vraie, mais cela la met en colère. Elle dit que je n’y comprends rien.
Nous allons vers les collines, là où commence le domaine de Magenta, et les « chassés » des riches. Mais Laure ne veut pas entrer dans la forêt. Alors nous redescendons ensemble vers la source du Boucan. Dans les collines, l’air est humide, comme si la brume du matin restait accrochée longtemps aux feuillages des arbustes. Laure et moi, nous aimons bien nous asseoir dans une clairière, quand les arbres sortent à peine de l’ombre de la nuit, et nous guettons le passage des oiseaux de mer. Quelquefois nous voyons passer un couple de pailles-en-queue. Les beaux oiseaux blancs sortent des gorges de la Rivière Noire, du côté de Mananava, et ils planent longuement au-dessus de nous, leurs ailes ouvertes, pareils à des croix d’écume, leurs longues queues traînant derrière eux. Laure dit qu’ils sont les esprits des marins morts en mer, et des femmes qui attendent leur retour, en vain. Ils sont silencieux, légers. Ils vivent à Mananava, là où la montagne est sombre et où le ciel se couvre. Nous croyons que c’est là que naît la pluie.
« Un jour, j’irai à Mananava. »
Laure dit :
« Cook dit qu’il y a toujours des marrons à Mananava. Si tu vas là-bas, ils te tueront. »
« Ce n’est pas vrai. Il n’y a personne là-bas. Denis est allé tout près, il m’a dit que quand on y arrive, tout devient noir, on dirait que la nuit tombe, alors il faut revenir en arrière. »
Laure hausse les épaules. Elle n’aime pas entendre ces choses-là. Elle se lève, elle regarde le ciel où les oiseaux ont disparu. Elle dit avec impatience :
« Allons ! »
À travers champs, nous revenons vers le Boucan. Au milieu des feuillages, le toit de notre maison brille comme une flaque.
Depuis qu’elle est malade de fièvres, Mam ne nous donne plus de leçons, seulement quelques récitations et l’instruction religieuse. Elle est maigre et toute pâle, elle ne sort plus de sa chambre que pour s’asseoir sur la chaise longue, sur la varangue. Le médecin est venu de Floréal dans sa voiture à cheval, il s’appelle Kœnig. Il a dit à mon père en s’en allant, la fièvre est tombée, mais qu’elle n’aille pas faire une autre crise, car ce serait irrémissible. Il a dit cela, et je ne peux pas oublier ce mot, il est dans ma tête à chaque instant, le jour, la nuit, C’est pour cela que je ne peux pas rester en place. Il faut que je bouge tout le temps, par monts et par vaux comme dit mon père, dans les champs de canne brûlés par le soleil dès le matin, écoutant les gunnies en train de chanter leurs chants monotones, ou bien vers le rivage de la mer, espérant encore rencontrer Denis de retour de la pêche.
C’est la menace qui est sur nous, je la sens peser sur le Boucan. Laure aussi ressent cela. Nous n’en parlons pas, mais c’est sur son visage, dans son regard inquiet. La nuit, elle ne dort pas, et nous restons immobiles tous les deux à guetter le bruit de la mer. J’entends le souffle régulier de Laure, trop régulier, et je sais qu’elle a les yeux ouverts dans le noir. Moi aussi je reste immobile sur mon lit sans dormir, la moustiquaire écartée à cause de la chaleur, écoutant la danse des moustiques. Je ne sors plus la nuit depuis que Mam est malade, pour ne pas l’inquiéter. Mais au petit jour, avant l’aube, je commence ma course à travers les champs, ou bien je descends vers la mer, jusqu’aux limites de la Rivière Noire. Je crois que j’espère encore voir Denis apparaître au détour des broussailles, ou bien assis sous un badamier. Parfois même je l’appelle selon le signal dont nous étions convenus, en faisant grincer la harpe d’herbe. Mais il ne vient jamais. Laure croit qu’il est parti de l’autre côté de l’île, vers Ville Noire. Je suis seul maintenant comme Robinson sur son île. Même Laure est plus silencieuse à présent.
Alors nous lisons les épisodes du roman qui paraît chaque semaine dans l’Illustrated London News, Lily the Nada de Rider Haggard, illustré de gravures qui font peur un peu et font rêver. Le journal arrive chaque lundi avec trois ou quatre semaines de retard, quelquefois par paquets de trois numéros, sur les navires de la British India Steam Navigation. Notre père les feuillette distraitement, puis les abandonne sur la table du corridor, et c’est là que nous guettons leur arrivée. Nous les emportons dans notre cachette sous les toits pour les lire à notre aise, allongés sur le plancher, dans la pénombre chaude. Nous lisons à haute voix, sans comprendre la plupart du temps, mais avec une telle conviction que ces mots sont restés gravés dans ma mémoire. Le sorcier Zweeke dit : « You ask me, my father, to tell you the youth of Umslopogaas, who was named Bulalio the Slaughterer, and of his love for Nada, the most beautiful of Zulu women. » Chacun de ces noms est au fond de moi, comme les noms d’êtres vivants que nous rencontrons cet été, dans l’ombre de cette maison que nous allons bientôt quitter. « I am Mopo who slew Chaka the king », dit le vieil homme. Dingaan, le roi qui mourut pour Nada. Baleka, la jeune fille dont les parents furent tués par Chaka, et qui fut contrainte de devenir sa femme. Koos, le chien de Mopo, qui s’approche de son maître pendant la nuit, tandis qu’il épie l’armée de Chaka. Les morts hantent la terre conquise par Chaka : « We could not sleep, for we heard Itongo, the ghosts of the dead people, moving about and calling each other. » Je frissonne quand j’entends Laure me lire et traduire ces mots, et aussi quand Chaka paraît devant ses guerriers :