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« O Chaka, ô Eléphant ! Sa justice est brillante et terrible comme le soleil ! » Je regarde les gravures, là où les vautours du crépuscule planent devant le disque du soleil déjà à demi caché par l’horizon.

Il y a Nada aussi, Nada the Lily, avec ses grands yeux et ses cheveux bouclés, sa peau couleur de cuivre, descendante d’une princesse noire et d’un Blanc, seule survivante du kraal assassiné par Chaka. Elle est belle, étrange dans sa peau de bête. Umslopogaas, le fils de Chaka, qu’elle croit son frère, l’aime à la folie. Je me souviens du jour où Nada demande au jeune homme de lui rapporter un lionceau, et Umslopogaas se glisse dans la tanière de la lionne. Mais voici que les lions reviennent de la chasse, et le mâle rugissait « au point que tremblait la terre ». Les Zoulous combattent le lion, mais la lionne emporte Umslopogaas dans sa gueule, et Nada pleure la mort de son frère. Comme nous aimons lire cette histoire ! Nous la savons par cœur. La langue anglaise, que notre père a commencé à nous enseigner, est pour nous la langue des légendes. Quand nous voulons dire quelque chose d’extraordinaire, ou de secret, nous le disons dans cette langue, comme si personne d’autre ne pouvait le comprendre.

Je me souviens aussi du guerrier qui frappe Chaka au visage. Il dit : « I smell out the Heavens above me. » Et encore l’apparition de la Reine du Ciel, Inkosazana-y-Zulu, qui annonce le châtiment prochain de Chaka : « Et sa beauté était terrible à voir… » Quand Nada the Lily marche jusqu’à l’assemblée, « la splendeur de Nada était sur chacun d’eux… ». Ce sont les phrases que nous répétons sans nous lasser, dans les combles, à la lumière confuse de la fin du jour. Il me semble aujourd’hui qu’elles portaient en elles une signification particulière, l’inquiétude sourde qui précède les métamorphoses.

Nous rêvons toujours devant les images des journaux, mais maintenant elles nous paraissent inaccessibles : les bicyclettes Junon, ou celles de Coventry Machinists’ & Co, les lunettes d’opéra Liliput, avec lesquelles j’imagine que je pourrais parcourir le fond de Mananava, les montres « keyless » de Benson’s, ou bien les célèbres Waterbury en nickel, avec leurs cadrans émaillés. Laure et moi nous lisons solennellement, comme si c’était un vers de Shakespeare, la phrase inscrite sous le dessin des montres : « Compensation balance, duplex escapement, keyless, dustproof, shock-proof, non-magnetic. » Nous aimons bien aussi la réclame du savon Brooke, qui représente un singe jouant de la mandoline sur un croissant de lune, et ensemble nous déclamons :

« We’re a capital couple the Moon and I, I polish the earth, she brightens the sky… »

Et nous éclatons de rire. Noël est déjà loin derrière nous — bien triste cette année-là, avec les ennuis financiers, la maladie de Mam et la solitude du Boucan — mais nous jouons à choisir nos cadeaux dans les pages des journaux. Comme ce n’est qu’un jeu, nous n’hésitons pas à choisir les objets les plus coûteux. Laure choisit un piano d’étude Chapell en ébène, un collier de perles d’Orient, et une broche émail et diamant de Goldsmith & Silversmith, figurant un poussin sortant de son œuf ! Et cela coûte neuf livres ! Pour elle, je choisis une carafe en argent et en verre ciselé, et pour Mam j’ai le cadeau idéal : la mallette de toilette Mappin en cuir, avec assortiment de flacons, de boîtes, brosses, ustensiles à ongles, etc. Laure aime beaucoup cette mallette, elle dit qu’elle en aura une, elle aussi, plus tard, quand elle sera une jeune fille. Pour moi, je choisis une lanterne magique Negretti & Zambra, un gramophone avec disques et aiguilles et, bien sûr, une bicyclette Junon, ce sont les meilleures. Laure, qui sait ce que j’aime, choisit pour moi une boîte de pétards Tom Smith, et cela nous fait bien rire.

Nous lisons aussi les nouvelles, déjà vieilles de plusieurs mois, parfois de plusieurs années, mais qu’importe ? Les récits des naufrages, le tremblement de terre à Osaka, et nous regardons longuement les illustrations. Il y a aussi le thé avec les lamas de Mongolie, le phare de Eno’s Fruit Salt, et The Haunted Dragoon, une fée seule au milieu d’un troupeau de lions, dans une « forêt enchantée », et le dessin d’un des épisodes de Nada the Lily qui nous fait frissonner : le « Ghost Mountain », un géant de pierre dont la bouche ouverte est la caverne où va mourir la belle Nada.

Ce sont les images que je garde de ce temps, mêlées au bruit du vent dans les filaos, dans l’air alourdi des combles surchauffés, quand l’ombre de la nuit envahit peu à peu le jardin autour de la maison, et que les martins commencent leur bavardage.

Nous attendons, sans savoir ce qu’il faut attendre. Le soir, sous la moustiquaire avant de dormir, je rêve que je suis dans un navire aux voiles gonflées qui avance au milieu de la mer sombre, et que je regarde les étincelles du soleil. J’écoute la respiration de Laure, lente et régulière, et je sais qu’elle aussi a les yeux ouverts. À quoi rêve-t-elle ? Je pense que nous sommes tous sur un navire qui va vers le nord, vers l’île du Corsaire inconnu. Puis aussitôt je suis transporté au fond des gorges de la Rivière Noire, du côté de Mananava, là où la forêt est sombre et impénétrable, et où l’on entend parfois les soupirs du géant Sacalavou qui s’est tué pour échapper aux Blancs des plantations. La forêt est pleine de cachettes et de poisons, elle résonne des cris des singes, et au-dessus de moi passe devant le soleil l’ombre blanche des pailles-en-queue. Mananava, c’est le pays des rêves.

Les jours qui nous conduisent au vendredi 29 avril sont longs. Ils sont soudés les uns aux autres comme s’il n’y avait qu’une seule longue journée, entrecoupée de nuits et de rêves, loin de la réalité, déjà partie dans la mémoire à l’instant où je la vis, et je ne peux comprendre ce que ces jours portent en eux, cette charge de destinée. Comment pourrais-je le savoir, alors que je n’ai pas de repère ? Seuls, la Tourelle, que je regarde entre les arbres, de loin, parce qu’elle est ma vigie pour voir la mer, et de l’autre côté, les rochers aigus des Trois Mamelles et la montagne du Rempart, qui gardent les frontières de ce monde.

Il y a le soleil qui brûle dès l’aurore, sèche la terre rouge le long du fossé que les pluies ont creusé en dégoulinant sur le toit de tôle bleue. Il y a eu les orages de février, avec ce vent d’est-nord-est qui a soufflé sur les montagnes, la pluie qui a raviné les collines et les plantations d’aloès, et les torrents qui ont fait une grande tache dans le bleu des lagons.

Alors mon père reste debout dès le matin, à l’abri de la varangue, à regarder le rideau de pluie qui avance sur les champs, qui recouvre les sommets, du côté du mont Mâchabé, du Brise-Fer, là où se trouve la génératrice électrique. Quand la terre détrempée luit au soleil, je m’assois sur les marches de la varangue et je sculpte de petites statues de boue pour Mam : un chien, un cheval, des soldats et même un navire dont les mâts sont des brindilles et les voiles des feuilles.