Mon père part souvent pour Port Louis, et de là il prend le train de Floréal, pour aller voir ma tante Adélaïde. C’est elle qui doit m’héberger l’année prochaine, quand j’entrerai au Collège Royal. Tout cela ne m’intéresse guère. C’est une menace qui pèse ici, sur le monde du Boucan, comme un orage incompréhensible.
Je sais que c’est ici que je vis, nulle part ailleurs. C’est ce paysage que je scrute sans me lasser, depuis si longtemps, et dont je connais chaque creux, chaque tache d’ombre, chaque cachette. Et toujours, derrière moi, le gouffre sombre des gorges de la Rivière Noire, le ravin mystérieux de Mananava.
Il y a les cachettes du soir aussi, l’arbre du bien et du mal où je vais avec Laure. Nous nous juchons sur les maîtresses branches, les jambes pendantes, et nous restons là sans nous parler, regardant la lumière s’estomper sous l’épaisseur du feuillage. Quand la pluie se met à tomber, vers le soir, nous écoutons le bruit des gouttes sur les larges feuilles, comme une musique.
Nous avons une autre cachette. C’est un ravin au fond duquel coule un ruisseau ténu qui se jette plus loin dans la rivière du Boucan. Les femmes viennent parfois s’y baigner un peu plus bas, ou bien un troupeau de cabris chassés par un petit garçon. Laure et moi, nous allons jusqu’au fond du ravin, là où il y a une plate-forme et un vieux tamarinier penché au-dessus du vide. À califourchon sur le tronc nous rampons vers les branches, et nous restons là, la tête appuyée contre le bois, à rêver en regardant l’eau fuir au fond du ravin, sur les pierres de lave. Laure croit qu’il y a de l’or dans le ruisseau, et c’est pour cela que les femmes viennent y laver leur linge, pour trouver des paillettes dans le tissu de leurs robes. Alors nous regardons interminablement l’eau qui coule, et nous cherchons les reflets du soleil dans le sable noir, sur les plages. Quand nous sommes là, nous ne pensons plus à rien, nous ne sentons plus la menace. Nous ne pensons plus à la maladie de Mam, ni à l’argent qui manque, ni à l’oncle Ludovic qui est en train de racheter toutes nos terres pour ses plantations. C’est pour cela que nous allons dans ces cachettes.
À l’aube, mon père est parti pour Port Louis dans la voiture à cheval. Je suis sorti dans les champs tout de suite, et je suis allé d’abord vers le nord, pour voir les montagnes que j’aime, puis j’ai tourné le dos à Mananava, et maintenant je marche vers la mer. Je suis seul, Laure ne peut pas venir avec moi, parce qu’elle est indisposée. C’est la première fois qu’elle me dit cela, qu’elle me parle du sang qui vient aux femmes quand c’est le temps de la lune. Ensuite elle n’en parlera plus jamais, comme si la honte était venue après. Je me souviens d’elle ce jour-là, une petite fille pâle aux longs cheveux noirs, l’air entêté, avec ce beau front très droit pour se mesurer au monde, et quelque chose qui a changé déjà, qui l’éloigné, qui la rend étrangère. Laure debout sur la varangue, vêtue de sa longue robe de coton bleu clair, les manches enroulées montrant ses bras maigres, et son sourire quand je m’en vais, l’air de dire : je suis la sœur de l’homme des bois.
Je cours sans m’arrêter jusqu’au pied de la Tourelle, tout près de la mer. Je ne veux plus aller sur la plage de la Rivière Noire, ni sur le barachois de Tamarin, à cause des pêcheurs. Depuis l’aventure en pirogue, depuis qu’on nous a punis, Denis et moi, en nous séparant, je ne veux plus aller là où nous allions autrefois. Je vais en haut de la Tourelle, ou sur l’Etoile, dans les cachettes des broussailles, et je regarde la mer et les oiseaux. Même Laure ne sait pas où me trouver.
Je suis seul et je me parle à moi-même, à haute voix. Je fais les questions et les réponses, comme ceci :
« Viens, on va s’asseoir là.
Où ça ?
Là-bas, sur la roche plate.
Tu cherches quelqu’un ?
Non, non, bonhomme, je guette la mer.
Tu veux voir les corbijous ?
Regarde, un bateau qui passe. Tu vois son nom ?
Je le connais, c’est Argo. C’est mon bateau, il vient me chercher.
Tu vas partir ?
Oui, je vais partir bientôt. Demain, ou après-demain, je vais partir… »
Je suis sur l’Étoile quand la pluie commence à arriver.
Il faisait beau, le soleil brûlait la peau à travers mes habits, les cheminées fumaient au loin, dans les champs de canne. Je regarde l’étendue de la mer bleu sombre, violente, au-delà des récifs.
La pluie arrive, balaye la mer du côté de Port Louis, un grand rideau gris en demi-cercle qui vient vers moi à toute allure. C’est tellement brutal que je ne pense même pas à chercher un abri. Je reste debout sur le promontoire de rocher, le cœur battant. J’aime voir arriver la pluie.
Au début, il n’y a pas de vent. Tous les bruits sont suspendus, comme si les montagnes retenaient le souffle. C’est cela aussi qui fait battre mon cœur, ce silence qui vide le ciel, qui fige tout.
D’un seul coup le vent froid arrive sur moi, bousculant les feuillages. Je vois les vagues courir sur les champs de canne.
Le vent tourbillonne, m’enveloppe, avec des rafales qui m’obligent à m’accroupir sur le rocher pour ne pas être renversé. Du côté de la Rivière Noire, je vois la même chose : le grand rideau sombre qui galope vers moi, recouvre la mer et la terre. Alors je comprends qu’il faut m’en aller, très vite. Ce n’est pas une simple pluie, c’est une tempête, un ouragan comme celui qui est passé en février, qui a duré deux jours et deux nuits. Mais aujourd’hui il y a ce silence, comme je n’en ai jamais entendu auparavant. Pourtant, je ne bouge pas. Je n’arrive pas à détacher mon regard du grand rideau gris qui avance à toute allure sur la vallée, sur la mer, qui engloutit les collines, les champs, les arbres. Déjà le rideau recouvre les brisants. Puis disparaissent la montagne du Rempart, les Trois Mamelles. Le nuage sombre est passé sur elles, les a effacées. Maintenant il dévale la pente des montagnes vers le Tamarin et l’Enfoncement du Boucan. Je pense tout à coup à Laure, à Mam, qui sont seules dans la maison, et l’inquiétude m’arrache au spectacle de la pluie qui accourt. Je bondis du rocher, et je descends aussi vite que je le peux la pente de l’Étoile, sans hésiter à travers les broussailles qui griffent mon visage et mes jambes. Je cours comme si j’avais une meute de chiens fous à mes trousses, comme si j’étais un cerf échappé d’un « chassé ». Sans comprendre, je trouve tous les raccourcis, je dévale un torrent sec qui va vers l’est, et en un instant je suis à Panon.
Alors le vent me frappe, le mur de la pluie s’écroule sur moi. Jamais je n’ai ressenti cela. L’eau m’enveloppe, ruisselle sur ma figure, entre dans ma bouche, dans mes narines. Je suffoque, je suis aveuglé, je titube dans le vent. C’est le bruit surtout qui est effrayant. Un bruit profond, lourd, qui résonne dans la terre, et je pense que les montagnes sont en train de s’écrouler. Je tourne le dos à la tempête, je marche à quatre pattes au milieu des buissons. Des branches d’arbre arrachées fouettent l’air, filent comme des flèches. Accroupi au pied d’un grand arbre, la tête cachée dans mes bras, j’attends. L’instant d’après la rafale est passée. La pluie tombe à verse, mais je peux me redresser, respirer, voir où je suis. Les broussailles au bord du ravin sont piétinées. Non loin, un grand arbre comme celui qui m’a abrité est renversé, avec ses racines qui tiennent encore la terre rouge. Je recommence à marcher, au hasard, et tout à coup, dans une accalmie, je vois la butte Saint Martin, les ruines de l’ancienne sucrerie. Il n’y a pas à hésiter : c’est là que je vais m’abriter.