« Vite ! Vite, mes enfants ! »
C’est Mam qui a parlé, enfin. Sa voix est rauque. Mais elle a réussi à rompre le charme, notre fascination horrifiée devant le ciel en train de se détruire. Elle nous tire, elle nous pousse à l’intérieur de la maison, dans la salle à manger aux volets fermés. Elle bloque la porte avec les crochets. La maison est pleine d’ombre. C’est comme l’intérieur d’un navire où nous écoutons le vent qui arrive. Malgré la chaleur lourde, je grelotte de froid, d’inquiétude. Mam s’en aperçoit. Elle va dans sa chambre chercher une couverture. Pendant son absence, le vent frappe la maison comme une avalanche. Laure se serre contre moi, et nous entendons les planches crier. Les branches brisées heurtent les murs de la maison, les cailloux roulent contre les volets et la porte.
À travers les fentes des volets, nous voyons tout d’un coup la lumière du jour s’éteindre, et je comprends que les nuages recouvrent à nouveau la terre. Puis l’eau tombe du ciel, fouette les murs à l’intérieur de la varangue. Elle se glisse sous la porte, par les fenêtres, envahit le plancher autour de nous en ruisseaux sombres, couleur de sang. Laure regarde l’eau qui avance vers nous, coule autour de la grande table et des chaises. Mam revient, et je suis si effrayé de son regard que je prends la couverture pour essayer de boucher l’espace sous la porte, mais l’eau l’imprègne et déborde aussitôt. Les hurlements du vent au-dehors nous étourdissent, et nous entendons aussi les craquements sinistres de la charpente, les détonations des bardeaux arrachés. La pluie cascade maintenant dans les combles, et je pense à nos vieux journaux, nos livres, tout ce que nous aimons qui va être détruit. Le vent a pulvérisé les lucarnes et traverse les combles en hurlant, fracasse les meubles. Dans un bruit de tonnerre, il arrache un arbre qui écrase la façade sud de la maison, l’éventre. Nous entendons le bruit de la varangue qui s’écroule. Mam nous entraîne hors de la salle à manger à l’instant où une branche énorme traverse une des fenêtres.
Le vent entre par la brèche comme un animal furieux et invisible, et pendant un instant, j’ai l’impression que le ciel est descendu sur la maison pour l’écraser. J’entends le fracas des meubles qui s’écroulent, des fenêtres qui se brisent. Mam nous entraîne je ne sais comment de l’autre côté de la maison. Nous nous réfugions dans le bureau de notre père, et nous restons là, blottis tous les trois contre le mur où il y a la carte de Rodrigues et le grand plan du ciel. Les volets sont fermés, mais malgré cela le vent a brisé les vitres et l’eau de l’ouragan coule sur le parquet, sur le bureau, sur les livres et les papiers de notre père. Laure essaye maladroitement de ranger quelques papiers, puis elle se rassoit découragée. Dehors, à travers les fentes des volets, le ciel est si sombre qu’on croirait la nuit. Le vent file autour de la maison, tourbillonne contre la barrière des montagnes. Et sans arrêt, le fracas des arbres qui se brisent autour de nous.
« Prions », dit Mam. Elle cache son visage dans ses mains. Le visage de Laure est pâle. Elle regarde sans ciller vers la fenêtre, et moi j’essaie de penser à l’archange Gabriel. C’est toujours à lui que je pense quand j’ai peur. Il est grand, enveloppé de lumière, armé d’une épée. Se peut-il qu’il nous ait condamnés, abandonnés à la fureur du ciel et de la mer ? La lumière ne cesse de décliner. Le bruit du vent est rauque, aigu, et je sens les murs de la maison qui tremblent. Des morceaux de bois se détachent de la varangue, les bardeaux sont arrachés du toit. Les branches tourbillonnent contre les fenêtres comme des herbes. Mam nous serre contre elle. Elle ne prie pas, elle non plus. Elle regarde avec des yeux fixes, effrayants, tandis que le rugissement du vent fait tressaillir notre cœur. Je ne pense à rien, je ne peux plus rien dire. Même si je voulais parler, le bruit est tel que Mam et Laure ne pourraient pas m’entendre. Un déchirement sans fin qui va jusqu’au fond de la terre, une vague qui lentement, inévitablement, sur nous déferle.
Cela dure longtemps, et nous tombons à travers le ciel déchiré, à travers la terre ouverte. J’entends la mer comme jamais je ne l’ai entendue jusqu’alors. Elle a franchi les barrières de corail et elle remonte l’estuaire des rivières, poussant devant elle les torrents qui débordent. J’entends la mer dans le vent, je ne peux plus bouger : tout est fini pour nous. Laure, elle, se bouche les oreilles avec ses mains, appuyée contre Mam, sans parler. Mam fixe de ses yeux agrandis l’espace sombre de la fenêtre, comme pour maintenir au loin la fureur des éléments. Notre pauvre maison est secouée de fond en comble. Une partie du toit a été arrachée sur la façade sud. Les trombes d’eau et le vent saccagent les pièces éventrées. La cloison de bois du bureau craque, elle aussi. Tout à-l’heure, par le trou fait par l’arbre, j’ai vu la cabane du capt’n Cook s’envoler dans l’air, comme un jouet. J’ai vu aussi la grande haie de bambous se plier jusqu’au sol comme si une main invisible appuyait sur elle. J’entends au loin le vent qui cogne contre le rempart des montagnes, avec un grondement de tonnerre, qui se joint au bruit de la mer déchaînée qui remonte les fleuves.
A quel moment me suis-je rendu compte que le vent diminuait ? Je ne sais. Avant que ne cessent le bruit de la mer et les craquements des arbres, c’est en moi, je suis sûr, que quelque chose s’est libéré. J’ai respiré, le cercle qui serrait mes tempes s’est défait.
Puis le vent est tombé, d’un seul coup, et il y a eu de nouveau un grand silence autour de nous. On entendait le ruissellement de l’eau partout, sur le toit, dans les arbres, et même dans la maison, des milliers de ruisseaux qui coulaient. Les bambous craquaient. La lumière du jour est revenue, peu à peu, et c’était la lumière douce et chaude du crépuscule. Mam a ouvert les volets. Nous sommes restés là, sans oser bouger, serrés les uns contre les autres, à regarder par la fenêtre les silhouettes des montagnes qui émergeaient des nuages, et c’étaient comme des personnes familières et rassurantes.
Alors Mam s’est mise à pleurer à ce moment-là, parce qu’elle était à bout de forces, et tout d’un coup, avec ce calme, le courage lui manquait. Laure et moi nous mettons à pleurer nous aussi, je m’en souviens, je crois que je n’ai jamais plus pleuré comme cela. Ensuite nous nous sommes allongés par terre et nous avons dormi enlacés à cause du froid.
C’est la voix de notre père qui nous a réveillés à l’aube. Était-il venu dans la nuit ? Je me souviens de son visage défait, de ses habits tachés de boue. Alors il raconte comment, au plus fort de l’ouragan, il a sauté de sa voiture et il s’est couché dans un fossé, au bord de la route. C’est là que la tempête est passée sur lui, entraînant la voiture et le cheval on ne sait où. Il a vu des choses inouïes, des bateaux projetés à l’intérieur des terres jusque dans les branches des arbres de l’Intendance. La mer gonflée qui envahit l’embouchure des rivières, noyant les gens dans leurs huttes. Le vent surtout, qui renversait tout, qui arrachait les toits des maisons, qui brisait les cheminées des sucreries et démolissait les hangars et qui avait détruit la moitié de Port Louis. Quand il a pu sortir de son fossé, il s’est abrité pour la nuit dans une case de Noirs, du côté de Médine, parce que les routes étaient inondées. Au lever du jour, un Indien l’avait emmené dans sa charrette jusqu’à Tamarin Estate, et pour venir jusqu’au Boucan, mon père avait dû traverser la rivière avec de l’eau jusqu’à la poitrine. Il parle aussi du baromètre. Mon père était dans un bureau de Rempart Street quand le baromètre est tombé. Il dit que c’était incroyable, terrifiant. Jamais il n’avait vu le baromètre descendre aussi bas, aussi vite. Comment la chute du mercure peut-elle être terrifiante ? Je ne comprends pas cela, mais la voix de mon père quand il en parle est restée dans mon oreille, je ne pourrai pas l’oublier.