Plus tard, il y a une sorte de fièvre, qui annonce la fin de notre bonheur. Nous vivons maintenant dans l’aile nord de la maison, dans les seules pièces épargnées par le cyclone. Du côté sud, la maison est à demi effondrée, ravagée par l’eau et par le vent. Le toit est crevé, la varangue n’existe plus. Ce que je ne pourrai pas oublier non plus, c’est l’arbre qui a transpercé le mur de la maison, la longue branche noire qui a traversé le volet de la fenêtre de la salle à manger et qui reste immobile comme l’ongle d’un animal fabuleux qui a frappé avec la puissance du tonnerre.
Laure et moi, nous nous sommes aventurés par l’escalier disloqué jusqu’au grenier. Par les trous du toit, l’eau s’est déversée avec fureur, a tout dévasté. Des piles de livres et de journaux, il ne reste que quelques feuilles détrempées. Nous ne pouvons même plus marcher dans les combles, parce que le plancher est crevé en plusieurs endroits, la charpente est disjointe. La faible brise qui vient de la mer, chaque soir, fait craquer toute la structure de la maison affaiblie. Une épave, c’est à cela que ressemble notre maison, en vérité, à l’épave d’un navire naufragé.
Nous parcourons les alentours pour mesurer l’étendue du désastre. Nous cherchons ce qui était encore là hier, les beaux arbres, les plantations de palmistes, les goyaviers, les manguiers, les massifs de rhododendrons, de bougainvillées, d’hibiscus. Nous errons en vacillant, comme après une longue maladie. Partout nous voyons la terre meurtrie, souillée, avec ses herbes couchées, ses branches brisées, et les arbres dont les racines sont renversées vers le ciel. Avec Laure, je vais jusqu’aux plantations, du côté de Yemen et de Tamarin, et partout les cannes vierges ont été fauchées comme par une gigantesque faux.
Même la mer a changé. Du haut de l’Étoile, je regarde les grandes nappes de boue qui s’étalent sur le lagon. À l’embouchure de la Rivière Noire, il n’y a plus de village. Je pense à Denis. A-t-il pu s’échapper ?
Laure et moi, nous restons perchés presque tout le jour, en haut d’une pyramide créole, au milieu des champs dévastés. Il y a une odeur étrange dans l’air, une odeur fade que le vent apporte par bouffées. Pourtant, le ciel est pur, et le soleil brûle nos visages et nos mains, comme au plus fort de l’été. Autour du Boucan, les montagnes sont vert sombre, nettes, elles semblent plus proches qu’avant. Nous regardons tout cela, la mer au-delà des récifs, le ciel brillant, la terre meurtrie, comme cela » sans penser à rien, les yeux brûlants de fatigue. Il n’y a personne dans les champs, personne ne marche sur les chemins.
Le silence est aussi dans notre maison. Personne n’est venu, depuis la tempête. Nous mangeons juste un peu de riz, accompagné de thé chaud. Mam reste couchée sur un lit de fortune, dans le bureau de notre père, et nous dormons dans le corridor, car ce sont les seuls endroits épargnés par le cyclone. Un matin, j’accompagne mon père jusqu’au bassin aux Aigrettes. Nous avançons à travers les terres dévastées, en silence. Nous savons déjà ce que nous allons trouver, et cela nous serre la gorge. Quelque part, sur le bord du chemin, une vieille gunny noire est assise devant les restes de sa maison. Quand nous passons, elle élève seulement un peu sa plainte, et mon père s’arrête pour lui donner une pièce. Quand nous arrivons devant le bassin, nous voyons tout de suite ce qui reste de la génératrice. La belle machine neuve est renversée, à demi immergée dans l’eau boueuse. Le hangar a disparu, et il ne reste de la turbine que des morceaux de tôle tordus, méconnaissables. Mon père s’arrête, il dit seulement à voix haute, clairement : « C’est fini. » Il est grand et pâle, la lumière du soleil brille sur ses cheveux et sur sa barbe noirs. Il s’approche de la génératrice, sans prendre garde à la boue qui lui vient à mi-jambes. Il a un mouvement presque enfantin pour essayer de redresser la machine. Puis il fait demi-tour, il s’éloigne sur le sentier. Quand il passe près de moi, il met sa main sur ma nuque, il dit : « Viens, rentrons. » Cet instant est vraiment tragique, il me semble alors que tout est fini, pour toujours, et mes yeux et ma gorge se remplissent de larmes. Je marche vite sur les traces de mon père, regardant sa silhouette haute, maigre, voûtée.
C’est durant ces jours-là que tout va à sa fin, mais nous ne le savons pas encore très bien. Nous sentons, Laure et moi, cette menace plus précise. Cela vient avec les premières nouvelles de l’extérieur, colportées par les travailleurs des plantations, les gunnies de Yemen, de Walhalla. Les nouvelles arrivent, répétées, amplifiées, racontant l’île ravagée par le cyclone. Port Louis, dit mon père, est une ville anéantie, comme après un bombardement. La plupart des maisons de bois ont été détruites, et des rues entières ont disparu, la rue Madame, la rue Emmikillen, la rue Poivre. De la Montagne des Signaux au Champ-de-Mars il n’y a que des ruines. Les bâtiments publics, les églises se sont écroulés, et des gens ont été brûlés vifs dans les explosions. À quatre heures de l’après-midi, raconte mon père, le baromètre était au plus bas, et le vent a soufflé à plus de cent milles à l’heure, atteignant cent vingt milles à ce qu’on dit. La mer s’est enflée de façon effrayante, recouvrant les rivages, et les bateaux ont été projetés jusqu’à cent mètres à l’intérieur des terres. À la rivière du Rempart, la mer a fait déborder le fleuve en crue, et les habitants ont été noyés. Les noms des villages détruits font une longue liste, Beau Bassin, Rose Hill, Quatre Bornes, Vacoas, Phœnix, Palma, Médine, Beaux Songes. À Bassin, de l’autre côté des Trois Mamelles, le toit d’une sucrerie s’est écroulé, ensevelissant cent trente hommes qui s’étaient abrités là. À Phœnix, soixante hommes sont morts, et d’autres encore à Bambous, à Belle Eau, et au nord de l’île, à Mapou, à Mont Goût, à Forbach. Le nombre des victimes augmente chaque jour, gens emportés par le fleuve de boue, écrasés sous les maisons, sous les arbres. Mon père dit qu’il y a plusieurs centaines de morts, mais les jours suivants, le chiffre est de mille, puis mille cinq cents.
Laure et moi, nous restons tout le jour dehors, absents, cachés dans les bosquets meurtris autour de la maison, sans oser nous éloigner. Nous allons voir le ravin où le torrent est encore plein de colère, charriant la boue et les branches brisées. Ou bien du haut de l’arbre chalta, nous regardons les champs dévastés éclairés par le soleil. Les femmes en gunny ramassent les cannes vierges et les tirent sur le sol boueux. Des enfants affamés viennent voler les fruits tombés et les choux palmistes près de notre maison.
Mam attend dans la maison, en silence. Elle est couchée sur le sol du bureau, enveloppée de couvertures malgré la chaleur. Son visage est brûlant de fièvre et ses yeux sont rouges, brillant d’un éclat douloureux. Mon père reste sur la varangue en ruine, regardant au loin la ligne des arbres en fumant des cigarettes, sans parler à personne.
Plus tard, Cook est revenu avec sa fille. Il a parlé un peu de la Rivière Noire, des bateaux naufragés, des maisons détruites. Cook, qui est très vieux, dit qu’il n’a pas connu cela depuis le temps où il est venu la première fois sur l’île, quand il était esclave. Il y a eu l’ouragan qui a cassé la cheminée de la résidence et qui a failli tuer le gouverneur Barkly, mais il dit que ça n’était pas aussi fort. Nous pensons que, puisque le vieux Cook n’est pas mort, et qu’il est revenu, tout va redevenir comme avant. Mais il a regardé ce qui restait de sa hutte en hochant la tête, il a poussé du pied quelques bouts de planche, et puis, avant qu’on ait pu comprendre, il est reparti. « Où est Cook ? » demande Laure. Sa fille hausse les épaules : « Parti, mamzelle Laure. » « Et où est-il parti ? » « Dans sa case, mamzelle Laure. » « Mais il va revenir ? » Laure a une voix inquiète. « Quand va-t-il revenir ? » La réponse de la fille de Cook nous serre le cœur : « Dieu le sait, mamzelle Laure. Peut-être jamais. » Elle est venue chercher de la nourriture et un peu d’argent. Le capt’n Cook ne vivra plus ici, il ne reviendra jamais, nous le savons bien.