Alors le Boucan reste comme il est depuis la tempête : un endroit solitaire, abandonné du monde. Un Noir des plantations est venu avec ses bœufs pour arracher le tronc qui avait éventré la salle à manger. Avec mon père, nous avons enlevé tous les débris qui jonchent la maison : papiers, verre, vaisselle en miettes mêlés aux branches et aux feuilles, à la boue. Avec ses murs troués, la varangue en ruine et le toit qui laisse voir le ciel, notre maison ressemble encore davantage à l’épave d’un navire. Nous sommes nous-mêmes des naufragés, accrochés à leur épave, dans l’espoir que tout redeviendra comme avant.
Pour lutter contre l’inquiétude qui grandit chaque jour, nous partons, Laure et moi, de plus en plus loin, à travers les plantations, jusqu’aux limites des forêts. Nous allons tous les jours, attirés par la vallée sombre de Mananava, là où vivent les pailles-en-queue qui tournoient très haut dans le ciel. Mais eux aussi ont disparu. Je crois que l’ouragan a dû les emporter, les fracasser contre les parois des gorges, ou bien les a jetés si loin sur l’océan qu’ils ne pourront plus revenir.
Chaque jour, nous les cherchons dans le ciel vide. Le silence est terrible dans la forêt, comme si le vent allait revenir.
Où aller ? Mais il n’y a plus d’hommes ici, on n’entend plus les aboiements des chiens dans les fermes, ni les cris des enfants près des ruisseaux. Il n’y a plus de fumées dans le ciel. Grimpés sur une pyramide créole, nous scrutons l’horizon, du côté de Clarence, de Wolmar. Les fumées ont cessé. Au sud, vers Rivière Noire, le ciel est sans traces. Nous ne parlons pas. Nous restons exposés au soleil de midi, regardant la mer au loin jusqu’à ce que nos yeux nous fassent mal.
Le soir, nous revenons le cœur triste vers le Boucan. L’épave est toujours là, à demi effondrée sur la terre encore humide, dans les ruines du jardin dévasté. Nous nous glissons furtivement dans la maison, pieds nus sur le plancher où la terre fait déjà une couche de poussière crissante, mais notre père ne s’est même pas aperçu de notre absence. Nous mangeons ce que nous trouvons, affamés par nos longues errances : des fruits glanés dans les propriétés, des œufs, le « lampangue » du riz dans la grande marmite que mon père fait bouillir chaque matin.
Un jour, pendant que nous étions près de la forêt, Kœnig, le médecin de Floréal, est venu pour Mam. C’est Laure qui voit les traces des roues de sa voiture dans la boue du chemin, en revenant. Je n’ose pas aller plus loin, et j’attends, tremblant, tandis que Laure court jusqu’à la varangue, saute dans la maison. Quand j’entre à mon tour, par la façade nord, je vois Laure qui tient Mam serrée contre elle, qui appuie sa tête contre sa poitrine. Mam sourit, malgré sa fatigue. Elle va vers le réduit où est installé le réchaud à alcool.
Elle veut réchauffer du riz, préparer du thé pour nous.
« Mangez, mes enfants, mangez. Il est si tard, où étiez-vous ? »
Elle parle vite, avec une sorte d’oppression, mais sa joie n’est pas feinte.
« Nous allons partir, nous quittons le Boucan. »
« Où allons-nous, Mam ? »
« Ah, je ne devrais pas vous le dire, ce n’est pas encore sûr, enfin, ce n’est pas encore tout à fait décidé. Nous irons à Forest Side. Votre père a trouvé une maison, pas loin de votre tante Adélaïde. »
Elle nous serre tous deux contre elle, et nous ne sentons rien d’autre que son bonheur, nous ne pensons à rien d’autre.
Mon père est reparti à la ville, dans la voiture de Kœnig, sans doute. Il doit préparer le départ, la nouvelle maison de Forest Side. Plus tard, j’ai su tout ce qu’il avait fait alors, pour tenter de retarder l’inévitable. J’ai su tous les papiers signés par lui chez les usuriers de la ville, les reconnaissances de dette, les hypothèques, les prêts sur gage. Toutes les terres du Boucan, les friches, les arpents du jardin, les bois, jusqu’à la maison elle-même, tout était gagé, vendu. Il ne pouvait pas s’en sortir. Son dernier espoir, il l’avait placé dans cette folie, cette génératrice électrique de la mare aux Aigrettes, qui devait apporter le progrès à tout l’ouest de l’île et qui n’était plus alors qu’un tas de ferrailles englouti dans la boue. Comment aurions-nous pu comprendre cela, nous qui n’étions que des enfants ? Mais nous n’avons pas besoin de comprendre les choses, à ce moment-là. Nous devinons peu à peu tout ce qu’on ne nous dit pas. Quand l’ouragan est arrivé, nous savions très bien que tout était déjà perdu. C’était comme le déluge.
« C’est l’oncle Ludovic qui s’installera ici quand nous serons partis ? » demande Laure. Il y a tant de colère et de chagrin dans sa voix que Mam ne peut pas répondre. Elle détourne son regard. « C’est lui ! C’est lui qui a tout fait ! » dit Laure. Je voudrais bien qu’elle se taise. Elle est pâle et elle tremble, sa voix tremble aussi. « Je le déteste ! » « Tais-toi », dit Mam. « Tu ne sais pas ce que tu dis. » Mais Laure ne veut pas lâcher prise. Pour la première fois elle tient tête, comme si elle défendait tout cela, ce que nous aimons, cette maison en ruine, ce jardin, les grands arbres, notre ravin, et au-delà même, les montagnes sombres, le ciel, le vent qui porte le bruit de la mer. « Pourquoi ne nous a-t-il pas aidés ? Pourquoi n’a-t-il rien fait ? Pourquoi veut-il que nous partions, pour prendre notre maison ? » Mam est assise sur la chaise longue, dans l’ombre de la varangue disloquée, comme autrefois quand elle s’apprêtait à nous lire l’Écriture sainte, ou pour commencer une dictée. Mais aujourd’hui, beaucoup de temps s’est écoulé en un seul jour, et nous savons que plus rien de cela ne sera possible. C’est pour cela que Laure crie, et que sa voix tremble et que ses yeux s’emplissent de larmes, parce qu’elle veut dire combien elle a mal : « Pourquoi a-t-il mis tout le monde contre nous, quand il n’avait qu’un mot à dire, lui qui est si riche ! Pourquoi veut-il que nous nous en allions, pour prendre notre maison, pour prendre notre jardin et mettre des cannes partout ? » « Tais-toi, tais-toi ! » crie Mam. Son visage est crispé par la colère, par la détresse. Laure ne crie plus. Elle est debout devant nous, pleine de honte, les yeux brillant de larmes, et tout d’un coup elle se retourne, elle saute dans le jardin d’ombre, elle s’enfuit en courant. J’entends les brindilles qui se brisent sur son passage, puis le silence de la nuit qui vient. Je cours derrière elle : « Laure ! Laure ! Reviens ! » Je la cherche à la hâte, sans la trouver. Puis je réfléchis, et je sais où elle est, comme si je la voyais à travers les fourrés. C’est la dernière fois. Elle est dans notre cachette, de l’autre côté du champ de palmistes ravagé, sur la branche maîtresse du tamarinier, au-dessus du ravin, écoutant le bruit de l’eau qui coule. Dans le ravin, la lumière est cendrée, la nuit a déjà commencé. Il y a quelques oiseaux qui sont revenus, déjà, et des insectes qui crissent.
Laure n’est pas montée sur la branche. Elle est assise sur une grosse pierre, près du tamarinier. Sa robe bleu clair est tachée de boue. Elle est pieds nus.
Quand j’arrive, elle ne bouge pas. Elle ne pleure pas. Son visage a l’expression butée que j’aime. Je crois qu’elle est heureuse que je sois venu. Je m’assois à côté d’elle, je l’entoure de mes bras. Nous parlons. Nous ne parlons pas de l’oncle Ludovic, ni de notre prochain départ, rien de tout cela. Nous parlons d’autre chose, de Denis, comme s’il allait revenir, apportant comme autrefois des objets bizarres, un œuf de tortue, une plume de la tête d’un condé, une graine de tombalacoque, ou bien des choses de la mer, des coquilles, des cailloux, de l’ambre. Nous parlons aussi de Nada the Lily, et il faut beaucoup en parler, parce que l’ouragan a détruit notre collection de journaux, l’a soufflée jusqu’en haut des montagnes peut-être. Quand la nuit est vraiment venue, nous montons comme autrefois le long du tronc oblique, et nous restons un instant suspendus, sans voir, les jambes et les bras ballants dans le vide.