Je ne parlais guère de cela avec Laure, parce qu’elle disait que c’étaient des chimères, comme celles qui avaient ruiné notre famille. Mais je partageais parfois mon rêve de la mer et du Corsaire inconnu avec mon père, et je pouvais regarder longuement les documents relatifs au trésor, qu’il gardait dans une cassette couverte de plomb, sous la table qui lui servait de bureau. Chaque fois que j’étais à Forest Side, le soir, enfermé dans cette longue pièce humide et froide, à la lueur d’une bougie je regardais les lettres, les cartes, les documents que mon père avait annotés et les calculs qu’il avait faits à partir des indications laissées par le Privateer. Je recopiais avec soin les documents et les cartes, et je les emportais avec moi au Collège pour rêver.
Les années ont passé ainsi, dans un isolement peut-être encore plus grand que jadis au Boucan, car la vie, dans le froid du Collège et de ses dortoirs, était triste et humiliante. Il y avait la promiscuité des autres élèves, leur odeur, leur contact, leurs plaisanteries souvent obscènes, leur goût pour les mots orduriers et leur obsession du sexe, tout ce que je n’avais pas connu jusqu’alors et qui avait commencé lorsque nous avions été chassés du Boucan.
Il y avait la saison des pluies, non pas la violence des tempêtes du bord de mer, mais une pluie fine, monotone, qui s’installait sur la ville et les collines pendant des jours, des semaines. Aux heures de liberté, transi de froid, j’allais à la bibliothèque Carnegie et je lisais tous les livres que je pouvais trouver, en français ou en anglais. Les Voyages et aventures en deux îles désertes de François Leguat, Le Neptune oriental, de d’Après de Mannevillette, les Voyages à Madagascar, à Maroc et aux Indes Orientales de l’Abbé Rochon, et aussi Charles Alleaume, Grenier, Ohier de Grandpré, et je feuilletais les journaux à la recherche d’images, de noms, pour nourrir mon rêve de la mer.
La nuit, dans le froid du dortoir, je récitais par cœur les noms des navigateurs qui avaient parcouru les océans, fuyant les escadres, poursuivant des chimères, des mirages, le reflet insaisissable de l’or. Avery, toujours, le capitaine Martel, et Teach, qu’on appelait Barbe Noire, qui répondait, quand on lui demandait où il avait caché son or, « qu’il n’y avait que lui et le diable qui le sussent, et que le dernier vivant emporterait le tout ». Ainsi le racontait Charles Johnson dans son Histoire de pyrates anglois. Le capitaine Winter, et son fils adoptif, England. Howell Davis, qui rencontra un jour sur sa route le vaisseau de La Buse, et, chacun ayant hissé pavillon noir, ils décidèrent alors de s’allier et de naviguer ensemble. Cochlyn le forban, qui les aida dans la capture du fort de Sierra Leone. Marie Read, déguisée en homme, et Anne Bonny, la femme de Jean Rackham. Tew, qui s’allia à Misson et soutint le Libertalia, Cornélius, Camden, John Plantain qui fut roi de Rantabé, John Falemberg, Edwarg Johner, Daniel Darwin, Julien Hardouin, François Le Frère, Guillaume Ottroff, John Allen, William Martin, Benjamin Melly, James Butter, Guillaume Plantier, Adam Johnson.
Et tous les voyageurs qui parcouraient alors la mer sans frontières, inventant de nouvelles terres. Dufougeray, Jonchée de la Goleterie, Charles Nicolas Mariette, le capitaine Le Meyer qui vit peut-être passer non loin de lui le vaisseau pirate la Cassandra de Taylor, « riche de cinq à six millions venant de Chine, où il avait pillé ces trésors », dit Charles Alleaume. Jacob de Bucquoy, qui assista Taylor dans son agonie, et recueillit peut-être son ultime secret. Grenier, qui explora le premier l’archipel des Chagos, Sir Robert Farquhar, De Langle qui accompagna La Pérouse en Alaska, ou encore cet homme dont je porte le nom, L’Étang, qui contresigna l’acte de prise de possession de l’île Maurice par Guillaume Dufresne commandant du Chasseur, un 20 septembre de l’année 1715. Ce sont les noms que j’entends la nuit, les yeux grands ouverts dans le noir du dortoir. Je rêve aussi aux noms des navires, les plus beaux noms du monde, écrits à la poupe, traçant le sillage blanc sur la mer profonde, écrits à jamais dans la mémoire qui est la mer, le ciel et le vent. Le Zodiaque, le Fortuné, le Vengeur, le Victorieux que commandait La Buse, puis le Galderland qu’il avait capturé, la Défense de Taylor, le Revenant de Surcouf, le Flying Dragon de Camden, le Volant qui emmenait Pingre vers Rodrigues, l’Amphitrite, et la Grande Hirondelle que commandait le corsaire Le Même avant de périr sur la Fortune. La Néréide, l’Otter, le Saphire sur lesquels sont venus les Anglais de Rowley en septembre 1809 jusqu’à la Pointe aux Galets pour conquérir l’île de France. Il y a les noms des îles aussi, noms fabuleux que je connaissais par cœur, simples îlots où s’étaient arrêtés les explorateurs et les corsaires à la recherche d’eau ou d’œufs d’oiseaux, cachettes au creux des baies, antres de forbans, où ils fondaient leurs villes, leurs palais, leurs États : la baie de Diego Suarez, la baie de Saint Augustin, la baie d’Antongil à Madagascar, l’île Sainte-Marie, Foui-pointe, Tintingue. Les îles Comores, Anjouan, Maheli, Mayotte. L’archipel des Seychelles et des Amirantes, l’île Alphonse, Cœtivi, George, Roquepiz, Aldabra, l’île de l’Assomption, Cosmoledo, Astove, Saint Pierre, Providence, Juan de Nova, le groupe des Chagos : Diego Garcia, Egmont, Danger, Aigle, Trois Frères, Peros Banhos, Salomon, Legour. Les Cargados Carajos, l’île merveilleuse de Saint Brandon, où les femmes ne peuvent pas aller ; Raphaël, Tromelin, l’île du Sable, le Banc Saya de Malha, le Banc Nazareth, Agalega… C’étaient les noms que j’entendais dans le silence de la nuit, les noms si lointains et pourtant si familiers, et maintenant encore tandis que je les écris mon cœur bat plus vite et je ne sais plus si je n’y suis pas allé.
Les instants de vie, c’était quand nous nous retrouvions, Laure et moi, après une semaine de séparation. Le long du sentier boueux qui allait vers Forest Side, longeant la voie ferrée jusqu’à Eau Bleue, sans prêter attention aux gens sous leurs parapluies, nous parlions pour nous remémorer les journées du Boucan, nos aventures à travers les cannes, le jardin, le ravin, le bruit du vent dans les filaos. Nous parlions vite, et tout cela semblait parfois un songe, « Et Mananava ? » disait Laure. Je ne pouvais pas lui répondre, parce que j’avais mal au centre de moi-même, et je pensais aux nuits sans sommeil, les yeux ouverts dans le noir, à écouter la respiration trop calme de Laure, à guetter l’arrivée de la mer. Mananava, la vallée sombre où naissait la pluie, où nous n’avions jamais osé entrer. Je pensais aussi au vent de la mer qui poussait lentement, comme des esprits de légende, les deux pailles-en-queue très blancs et j’entendais encore répercuté par les échos de la vallée, leur cri rauque pareil au bruit d’une crécelle. Mananava, où la femme du vieux Cook disait que vivaient les descendants des Noirs marrons, qui avaient tué les maîtres et brûlé les champs de canne. C’était là qu’avait fui Sengor, et c’était là que le grand Sacalavou s’était jeté du haut d’une falaise pour échapper aux Blancs qui le poursuivaient. Alors elle disait que lorsque venait la tempête, on entendait un gémissement qui montait de Mananava, une plainte éternelle.