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Laure et moi nous marchions en nous souvenant, nous tenant par la main comme des amoureux. Je répétais la promesse que j’avais faite à Laure, il y avait très longtemps : nous irons à Mananava.

Comment les autres auraient-ils pu être nos amis, nos semblables ? À Forest Side, personne ne connaissait Mananava.

Nous avons vécu ces années-là dans une pauvreté à laquelle nous avions appris à devenir indifférents. Trop pauvres pour avoir des habits neufs, nous ne fréquentions personne, nous n’allions à aucun goûter, à aucune fête. Laure et moi prenions même une sorte de plaisir à cette solitude. Mon père, pour nous faire vivre, avait pris un travail de comptabilité dans un des bureaux de l’oncle Ludovic à Rempart Street à Port Louis, et Laure s’indignait de ce que l’homme qui avait le plus contribué à notre ruine et à notre départ du Boucan était celui qui nous nourrissait, comme d’une aumône.

Mais c’était moins de pauvreté que nous souffrions, que de l’exil. Je me souviens de ces après-midi obscurs dans la maison de bois de Forest Side, le froid humide des nuits, le bruit de l’eau ruisselant sur la tôle du toit. Maintenant, pour nous, la mer n’existait plus. À peine l’apercevions-nous quelquefois, quand nous prenions le train pour accompagner notre père jusqu’à Port Louis, ou quand nous allions avec Mam du côté du Champ-de-Mars. Au loin, c’était une étendue qui brillait durement au soleil entre les toits des docks et les cimes des arbres. Mais nous n’approchions pas d’elle. Laure et moi détournions notre regard, préférant brûler nos yeux sur les flancs pelés de la Montagne des Signaux.

En ce temps-là, Mam parlait de l’Europe, de la France. Bien qu’elle n’eût aucune famille là-bas, elle parlait de Paris comme d’un refuge. Nous prendrions le paquebot à vapeur de la British India Steam Navigation en provenance de Calcutta, et nous irions jusqu’à Marseille. D’abord nous traverserions l’océan jusqu’à Suez, et nous énumérions les villes que nous pourrions voir, Monbaz, Aden, Alexandrie, Athènes, Gênes. Ensuite nous prendrions le train jusqu’à Paris, où vivait un de nos oncles, un frère de mon père qui n’écrivait jamais et que nous ne connaissions que sous le nom d’oncle Pierre, un musicien célibataire qui avait, d’après mon père, très mauvais caractère mais qui était très généreux. C’est lui qui envoyait de l’argent pour nos études, et qui, après la mort de mon père, est venu au secours de Mam. Ainsi en avait décidé Mam, nous irions habiter chez lui, du moins les premiers temps, avant de trouver un logement. La fièvre de ce voyage avait même touché notre père, qui rêvait tout haut de ces projets. Pour moi, je ne pouvais pas oublier le Corsaire inconnu, ni son or secret. Est-ce que là-bas, dans Paris, il y avait la place pour un corsaire ?

Alors nous resterions dans cette ville mystérieuse, où il y avait tant de belles choses, et tant de dangers aussi. Laure avait lu en feuilleton les Mystères de Paris, un roman interminable qui parlait de bandits, d’enleveurs d’enfants, de criminels. Mais ces dangers pour elle étaient estompés par les gravures des journaux qui représentaient le Champ-de-Mars (le vrai), la colonne, les grands boulevards, les modes. Durant les longues soirées du samedi, nous parlions du voyage, en écoutant la pluie tambouriner sur le toit de tôle, et le bruit des charrettes des gunnies roulant dans la boue du chemin. Laure parlait des endroits que nous irions visiter, du cirque surtout, car elle avait vu dans les journaux de mon père les dessins qui représentaient un chapiteau immense sous lequel évoluaient des tigres, des lions et des éléphants montés par des fillettes vêtues en bayadères. Mam nous ramenait à des choses plus sérieuses : nous étudierions, moi le droit, Laure la musique, nous irions dans les musées, peut-être visiter les grands châteaux. Nous restions silencieux de longs moments, à court d’imagination.

Mais le meilleur, pour Laure et pour moi, c’était lorsque nous parlions du jour — lointain, évidemment — où nous reviendrions chez nous, à Maurice, comme ces aventuriers vieillis qui cherchent à retrouver leur terre d’enfance. Nous arriverions un jour, peut-être par le même paquebot qui nous avait emportés, et nous marcherions dans les rues de la ville sans rien reconnaître. Nous irions à l’hôtel quelque part à Port Louis, sur le Wharf peut-être, au New Oriental, ou bien au Garden Hôtel, dans Comedy Street. Ou encore nous prendrions le train en première classe, et nous irions au Family Hôtel à Curepipe, et personne ne devinerait qui nous sommes. Sur le registre, j’écrirais nos noms :

Monsieur, Mademoiselle L’Étang
touristes.

Puis nous partirions à cheval à travers les champs de canne, vers l’ouest jusqu’à Quinze Cantons, et au-delà, et nous descendrions le chemin qui passe entre les pics des Trois Mamelles, puis le long de la route de Magenta, et ce serait le soir quand nous arriverions au Boucan, et là, rien n’aurait changé. Il y aurait toujours notre maison, un peu inclinée depuis le passage de l’ouragan, avec son toit peint couleur de ciel, et les lianes qui auraient envahi la varangue. Le jardin serait plus sauvage, et il y aurait toujours, près du ravin, le grand arbre chalta du bien et du mal où les oiseaux viennent se réunir avant la nuit. Même, nous irions jusqu’aux limites de la forêt, devant l’entrée de Mananava, là où commence toujours la nuit, et dans le ciel il y aurait les deux pailles-en-queue blancs comme l’écume qui tourneraient lentement au-dessus de nous en faisant leurs cris étranges de crécelle, puis qui disparaîtraient dans l’ombre.

Il y aurait la mer, l’odeur de la mer portée par le vent, le bruit de la mer, et nous écouterions en frissonnant sa voix oubliée qui nous dirait : ne partez plus, ne partez plus…

Mais le voyage en Europe n’eut jamais lieu, parce qu’un soir du mois de novembre, juste avant le début du nouveau siècle, notre père mourut, foudroyé par une attaque. La nouvelle arriva dans la nuit, portée par un courrier indien. On vint me réveiller dans le dortoir du Collège, pour me conduire au bureau du Principal, anormalement éclairé à cette heure. On m’apprit ce qui était arrivé avec ménagement, mais je ne sentais rien qu’un grand vide. À la première heure, on me conduisit en voiture à Forest Side, et quand j’arrivai, au lieu de la foule que je redoutais, je ne vis que Laure et notre tante Adélaïde, et Mam, pâle et prostrée sur une chaise devant le lit où gisait mon père tout habillé. Cette mort brutale survenant après la chute de la maison où nous étions nés avait pour moi, comme pour Laure, quelque chose d’incompréhensible et de fatal qui nous semblait un châtiment du ciel. Mam ne s’en remit jamais tout à fait.

La première conséquence de la disparition de notre père fut un dénuement encore plus grand, pour Mam surtout. Il ne pouvait plus être question d’Europe, à présent. Nous étions prisonniers de notre île, sans espoir d’en sortir. Je me mis à détester cette ville froide et pluvieuse, ces routes encombrées de misérables, ces charrettes qui transportaient sans cesse les fardeaux de cannes vers le train du sucre, et même ce que j’avais tant aimé autrefois, ces immenses étendues des plantations où le vent faisait courir des vagues. Serais-je obligé de travailler un jour comme gunny, de charger les faisceaux de cannes sur les chars à bœufs, pour les enfourner dans la gueule du moulin, chaque jour de ma vie, sans espoir, sans liberté ? Ce ne fut pas même cela, mais peut-être pire encore. Ma bourse au Collège étant finie, je dus prendre un travail, et ce fut la place que mon père avait occupée dans les bureaux gris de W.W. West, la compagnie d’assurances et d’export qui était dans la main puissante de l’oncle Ludovic.