Alors j’ai eu le sentiment de rompre les liens qui m’unissaient à Laure et à Mam, le sentiment surtout que le Boucan et Mananava disparaissaient à tout jamais.
À Rempart Street, c’était un autre monde. J’arrivais chaque matin par le train avec la foule des saute-ruisseau, et des commerçants chinois et indiens qui venaient faire leurs affaires. Des wagons de première classe sortaient les gens importants, les hommes d’affaires, les avocats, vêtus de leurs costumes sombres, portant canne et chapeau. C’était ce flot qui me portait jusqu’à la porte des bureaux de W.W. West, où m’attendaient, dans la pénombre chaude du cabinet, les registres et les piles de factures. J’y restais jusqu’au soir à cinq heures, avec un arrêt d’une demi-heure vers midi pour déjeuner. Mes collègues allaient manger ensemble chez un Chinois de la rue Royale, mais moi, par économie, et aussi par goût de la solitude, je me contentais de grignoter quelques gâteaux-piment devant la boutique du Chinois, et parfois, comme un luxe, une orange du Cap que je découpais en quartiers, assis sur un muret à l’ombre d’un arbre, en regardant les paysannes indiennes revenir du marché.
C’était une vie sans heurt, sans surprise, et il me semblait souvent que tout cela n’était pas réel, que c’était un songe que je faisais tout éveillé, tout cela, le train, les chiffres sur les registres, l’odeur de la poussière dans les bureaux, les voix des employés de W.W. West qui parlaient en anglais, et ces femmes indiennes qui revenaient lentement du marché, portant sur leur tête leur panier vide, le long des rues immenses sous la lumière du soleil.
Mais il y avait les bateaux. C’était pour eux que j’allais sur le port, chaque fois que je le pouvais, quand je disposais d’une heure avant l’ouverture des bureaux de W.W. West, ou après cinq heures, quand Rempart Street était vide. Les jours de congé, quand les jeunes gens allaient se promener au bras de leur fiancée le long des allées du Champ-de-Mars, je préférais flâner sur les quais, au milieu des cordages et des filets de pêche, pour écouter parler les pêcheurs, et pour regarder les bateaux qui se balançaient sur l’eau grasse, suivant du regard l’entrelacs des gréements. Déjà je rêvais de partir, mais je devais me contenter de lire les noms des bateaux sur les poupes. Parfois c’étaient de simples barques de pêche qui portaient seulement un dessin naïf représentant un paon, un coq, ou un dauphin. Je regardais à la dérobée le visage des marins, de vieux Indiens, des Noirs, des Comoriens enturbannés, assis à l’ombre des grands arbres, fumant leurs cigares presque sans bouger.
Je me souviens encore aujourd’hui des noms que je lisais sur les poupes des navires. Ils sont marqués en moi comme les mots d’une chanson : Gladys, Essalaam, Star of the ïndian Sea, L’Amitié, Rose Belle, Kumuda, Rupanika, Tan Rouge, Rosalie, Poudre d’or, Belle of the South. C’étaient pour moi les plus beaux noms du monde, car ils parlaient de la mer, ils disaient les longues vagues du large, les récifs, les archipels lointains, les tempêtes même. Quand je les lisais, j’étais loin de la terre, loin des rues de la ville, loin surtout de l’ombre poussiéreuse des bureaux et des registres couverts de chiffres.
Un jour, Laure est venue avec moi sur les quais. Nous avons marché longtemps le long des bateaux, sous le regard indifférent des marins assis à l’ombre des arbres. C’est elle qui m’a parlé la première de mon rêve secret, en me demandant : « Tu vas bientôt partir sur un bateau ? » J’ai ri un peu, étonné de sa question, comme si c’était une plaisanterie. Mais elle m’a regardé sans rire, ses beaux yeux sombres pleins de tristesse. « Si, si, je crois que tu peux partir sur n’importe lequel de ces bateaux, partir n’importe où, comme avec Denis sur la pirogue. » Comme je ne répondais rien, elle a dit, presque gaiement tout à coup : « Tu sais, j’aimerais beaucoup cela, moi, partir n’importe où, sur un bateau, en Inde, en Chine, en Australie, n’importe où. Mais c’est tellement impossible ! » « Tu te souviens du voyage en France ? » « Je ne voudrais plus y aller, maintenant », dit encore Laure. « En Inde, en Chine, n’importe où, mais plus en France. » Elle s’est arrêtée de parler, et nous avons continué à regarder les bateaux amarrés le long du quai, et moi, j’étais heureux, je savais pourquoi j’étais heureux chaque fois qu’un bateau hissait ses voiles et s’éloignait vers le large.
C’est cette année-là que j’ai fait connaissance du capitaine Bradmer et du Zeta. Je voudrais maintenant me souvenir de chaque détail de ce jour-là, pour le revivre, parce que c’a été un des jours les plus importants de ma vie.
C’était un dimanche matin, dès l’aube j’étais sorti de la vieille maison de Forest Side et j’avais pris le train pour Port Louis. J’errais comme à mon habitude le long des quais, au milieu des pêcheurs qui revenaient déjà de la mer avec leurs couffins remplis de poissons. Les bateaux étaient encore mouillés par la haute mer, fatigués, leurs voiles pendant le long des mâts pour sécher au soleil. J’aimais bien être là au retour de la pêche, entendre le gémissement des coques, sentir l’odeur de la mer, qui était encore sur eux. Alors, parmi les barques de pêche, les chasse-marée, et la foule des pirogues à voile, je l’ai vu : c’était un bateau déjà ancien, avec la silhouette fine et élancée des goélettes, deux mâts légèrement inclinés en arrière, et deux belles voiles auriques qui claquaient dans le vent. Sur la longue coque noire relevée vers la proue j’ai lu son nom étrange, écrit en lettres blanches : ZETA.
Au milieu des autres bateaux de pêche, il ressemblait à un pur-sang prêt pour la course, avec ses grandes voiles très blanches et son gréement qui volait du hunier au beaupré. Je suis resté longtemps immobile, à l’admirer. D’où venait-il ? Allait-il repartir pour un voyage que j’imaginais sans retour ? Un marin était debout sur le pont, un Noir comorien. J’ai osé lui demander d’où il venait, et il m’a répondu : « Agalega. » Quand je lui ai demandé à qui était le navire, il m’a dit un nom que j’ai mal compris : « Capitaine Bras-de-Mer. » C’est peut-être ce nom qui évoquait le temps des corsaires, qui a mis d’abord mon imagination en éveil, m’a attiré vers ce bateau. Qui était ce « Bras-de-Mer » ? Comment pouvait-on le voir ? Ce sont les questions que j’aurais voulu poser au marin, mais le Comorien m’a tourné le dos et s’est assis sur un fauteuil, à l’arrière du bateau, à l’ombre des voiles.
Plusieurs fois je suis revenu ce jour-là, pour regarder le schooner amarré au quai, inquiet à l’idée qu’il pourrait s’en aller à la marée du soir. Le marin comorien était toujours assis sur le fauteuil, à l’ombre de la voile qui flottait dans le vent. Vers trois heures de l’après-midi, la marée a commencé à monter, et le marin a cargué la voile sur la vergue. Puis il a fermé soigneusement les écoutilles avec des cadenas, et il est descendu sur le quai. Quand il m’a vu de nouveau devant le bateau, il s’est arrêté, et il m’a dit : « Le capitaine Bras-de-Mer va venir maintenant. »
L’après-midi m’a semblé bien long, à l’attendre. Je suis resté longtemps assis sous les arbres de l’Intendance pour échapper au soleil brûlant. Au fur et à mesure que le jour passait, les activités des gens de mer se ralentissaient, et bientôt il n’y avait plus personne, sauf quelques mendiants qui dormaient à l’ombre des arbres, ou qui glanaient les débris du marché. Avec la marée, le vent soufflait de la mer, et je voyais au loin entre les mâts, l’horizon qui brillait.