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Au crépuscule je suis retourné devant le Zeta. Il bougeait à peine au bout de ses amarres, dans la houle. Posée sur le pont en guise de coupée, une simple planche grinçait en suivant le mouvement.

À la lumière dorée du soir, dans l’abandon du port où seules passaient quelques mouettes, avec le bruit léger du vent qui sifflait dans les agrès, et peut-être aussi à cause de cette longue attente dans le soleil, comme autrefois lorsque je courais dans les champs, le navire avait pris quelque chose de magique, avec ses hauts mâts inclinés, ses vergues prisonnières du réseau de cordages, la flèche aiguë du beaupré pareille à un rostre. Sur le pont brillant, le fauteuil vide placé devant la roue de la barre donnait une impression d’étrangeté encore plus grande. Ce n’était pas un fauteuil de bateau : c’était plutôt un fauteuil de bureau, en bois tourné, comme ceux que je voyais chaque jour chez W.W. West ! Et il était là, à la poupe du navire, terni par les embruns, portant la marque des voyages à travers l’océan !

L’attirance était trop forte. D’un bond, j’ai franchi la planche qui servait de coupée, et je me suis retrouvé sur le pont du Zeta. J’ai marché jusqu’au fauteuil et je m’y suis assis, pour attendre, devant la grande roue de bois de la barre. J’étais tellement pris par la magie du navire, dans la solitude du port et la lumière dorée du soleil couchant, que je n’ai même pas entendu le capitaine arriver. Il est venu jusqu’à moi, et m’a regardé avec curiosité, sans se mettre en colère, et il m’a dit, d’un drôle d’air, à la fois moqueur et sérieux.

« Eh bien, monsieur ? Quand partons-nous ? »

Je me souviens bien de la façon dont il m’a posé cette question, et de la rougeur qui a couvert mon visage, parce que je ne savais pas quoi lui répondre.

Qu’ai-je dit, pour m’excuser ? Je me souviens surtout de l’impression que m’a faite alors le capitaine, son corps massif, ses habits usés comme son navire, constellés de traces indélébiles comme des cicatrices, son visage d’Anglais à la peau très rouge, lourd, sérieux, que démentaient des yeux noirs brillants, la lueur de moquerie juvénile de son regard. C’est lui qui m’a parlé d’abord, et j’ai su que « Bras-de-Mer » était en réalité le capitaine Bradmer, un officier de la Marine Royale qui arrivait au bout de ses aventures solitaires.

Je crois que je l’ai su tout de suite : je partirais sur le Zeta, ce serait mon navire Argo, celui qui me conduirait à travers la mer jusqu’au lieu dont j’avais rêvé, à Rodrigues, pour ma quête d’un trésor sans fin.

Vers Rodrigues, 1910

J’ouvre les yeux, et je vois la mer. Ce n’est pas la mer d’émeraude que je voyais autrefois, dans les lagons, ni l’eau noire devant Festuaire de la rivière du Tamarin. C’est la mer comme je ne l’avais jamais vue encore, libre, sauvage, d’un bleu qui donne le vertige, la mer qui soulève la coque du navire, lentement, vague après vague, tachée d’écume, parcourue d’étincelles.

Il doit être tard, le soleil est déjà haut dans le ciel. J’ai dormi si profondément que je n’ai même pas entendu le navire appareiller, franchir la passe, lorsque la marée est venue.

Hier soir j’ai marché sur les quais, tard dans la nuit, en sentant l’odeur de l’huile, du safran, l’odeur des fruits pourris qui flotte sur l’emplacement du marché. J’entendais les voix des hommes de mer, dans les bateaux, les exclamations des joueurs de dés, je sentais aussi l’odeur de l’« arak », du tabac. Je suis monté à bord du navire, je me suis couché sur le pont, pour échapper à l’étouffement de la cale, à la poussière des sacs de riz. J’ai regardé le ciel à travers les cordages du mât, la tête appuyée sur ma malle. J’ai lutté contre le sommeil jusqu’après minuit, regardant le ciel sans étoiles, écoutant les voix, les grincements de la coupée sur le quai, et au loin une musique de guitare. Je ne voulais penser à personne. Seule Laure a su mon départ, mais elle n’en a rien dit à Mam. Elle n’a pas versé une larme, au contraire, ses yeux brillaient d’une lumière inhabituelle. Nous nous reverrons bientôt, ai-je dit. Là-bas, à Rodrigues, nous pourrons commencer une vie nouvelle, nous aurons une grande maison, des chevaux, des arbres. Est-ce qu’elle pouvait me croire ?

Elle n’a pas voulu que je la rassure. Tu pars, tu t’en vas, peut-être pour toujours. Tu dois aller au bout de ce que tu cherches, au bout du monde. C’est cela qu’elle voulait me dire, quand elle me regardait, mais moi je ne pouvais pas la comprendre. Maintenant, c’est pour elle que j’écris, pour lui dire ce que c’était, cette nuit-là, couché sur le pont du Zeta, au milieu des cordages, écoutant la voix des hommes de mer, et la guitare qui jouait sans cesse la même chanson créole. La voix, à un moment, est devenue plus forte, peut-être que le vent s’était levé, ou bien le chanteur s’était tourné vers moi, dans l’ombre du port.

Vale, vale, prête mo to fizi Avla Voiseau prêt envolé Si mo gagne bonher touyè L’oiseau Mo gagne l’arzent pou mo voyaze, En allant, en arrivant !

Je me suis endormi en écoutant les paroles de la chanson.

Et quand la marée est venue, le Zeta a hissé ses voiles en silence, il a glissé sur l’eau noire, vers les forts de la passe, et moi je n’en savais rien. J’ai dormi sur le pont, à côté du capitaine Bradmer, la tête appuyée sur ma malle.

Quand je me réveille, et que je regarde autour de moi, ébloui par le soleil, la terre n’existe plus. Je vais tout à fait à l’arrière, je m’appuie contre le bastingage. Je regarde la mer tant que je peux, les longues vagues qui glissent sous la coque, le sillage comme un chemin qui étincelle. Il y a si longtemps que j’attends cet instant ! Mon cœur bat très fort, mes yeux sont pleins de larmes.

Le Zeta s’incline lentement sous le passage des vagues, puis se redresse. Aussi loin que je puisse voir, il n’y a que cela : la mer, les vallées profondes entre les vagues, l’écume sur les crêtes. J’écoute le bruit de l’eau qui serre la coque du navire, le déchirement d’une lame contre l’étrave. Le vent surtout, qui gonfle les voiles et fait crier les agrès. Je reconnais bien ce bruit, c’est celui du vent dans les branches des grands arbres, au Boucan, le bruit de la mer qui monte, qui se répand jusque dans les champs de canne. Mais c’est la première fois que je l’entends ainsi, seul, sans obstacle, libre d’un bout à l’autre du monde.

Les voiles sont belles, gonflées par le vent. Le Zeta navigue au plus près, et la toile blanche ondule en claquant, du haut vers le bas. À l’avant, il y a les trois focs effilés comme des ailes d’oiseau de mer, qui semblent guider le navire vers l’horizon. Parfois, après une saute du vent d’ouest, la toile des voiles se retend dans un ourlet violent qui résonne comme un coup de canon. Tous les bruits de la mer m’étourdissent, la lumière m’aveugle. Il y a le bleu de la mer surtout, ce bleu profond et sombre, puissant, plein d’étincelles. Le vent tourbillonne et m’enivre, et je sens le goût salé des embruns quand la vague couvre l’étrave.

Tous les hommes sont sur le pont. Ce sont des marins indiens, comoriens, il n’y a pas d’autre passager à bord. Tous, nous ressentons la même ivresse du premier jour en mer. Même Bradmer doit ressentir cela. Il est debout sur le pont, près de l’homme de barre, les jambes écartées pour résister au roulis. Depuis des heures il n’a pas bougé, il n’a pas quitté la mer des yeux. Malgré l’envie que j’ai, je n’ose pas lui poser de questions. Je dois attendre. Impossible de rien faire d’autre que de regarder la mer et d’écouter le bruit du vent, et pour rien au monde je ne voudrais descendre dans la cale. Le soleil brûle le pont, brûle l’eau sombre de la mer.