Maintenant, c’est de la mer que vient la lumière, du plus profond de sa couleur. Le ciel est clair, presque sans couleur, et je regarde l’étendue bleue de la mer et le vide du ciel jusqu’au vertige.
C’est cela dont j’ai toujours rêvé. Il me semble que ma vie s’est arrêtée il y a longtemps, à l’avant de la pirogue qui dérivait sur le lagon du Morne, quand Denis scrutait le fond, à la recherche d’un poisson à harponner. Tout cela, que je croyais disparu, oublié, le bruit, le regard de la mer fascinant par ses gouffres, tout cela tourne en moi, revient, sur le Zeta qui avance.
Lentement le soleil descend vers l’horizon, illuminant les crêtes des vagues, ouvrant des vallées d’ombre. Comme la lumière décline et se teinte d’or, les mouvements de la mer se ralentissent. Le vent ne lance plus ses rafales. Les voiles se dégonflent, pendent entre les vergues. Tout d’un coup la chaleur est lourde, humide. Tous les hommes sont sur le pont, à l’avant du navire, ou bien assis autour des écoutilles. Ils fument, certains sont allongés torse nu sur le pont, les yeux mi-clos, en train de rêver, peut-être sous l’effet du kandja. L’air est calme maintenant, et la mer froisse à peine ses vagues lentes contre la coque du navire. Elle a pris une couleur violette, d’où la lumière ne sort plus. J’entends distinctement les voix, les rires des marins qui jouent aux dés à l’avant du navire, et le débit monotone du timonier noir, qui parle au capitaine Bradmer sans le regarder.
Tout cela est étrange, pareil à un rêve interrompu il y a très longtemps, né du miroitement de la mer quand la pirogue glissait près du Morne, sous le vide incolore du ciel. Je pense à l’endroit où je vais, et mon cœur bat plus vite. La mer est une route lisse pour trouver les mystères, l’inconnu. L’or est dans la lumière, autour de moi, caché sous le miroir de la mer. Je pense à ce qui m’attend, à l’autre bout de ce voyage, comme une terre où je serais déjà allé autrefois, et que j’aurais perdue. Le navire glisse sur le miroir de la mémoire. Mais saurai-je comprendre, quand j’arriverai ? Ici, sur le pont du Zeta qui avance doucement dans la lumière alanguie du crépuscule, la pensée de l’avenir me donne le vertige. Je ferme les yeux pour ne plus voir l’éblouissement du ciel, le mur sans faille de la mer.
Jour suivant, à bord
Malgré ma répugnance, j’ai dû passer la nuit à fond de cale. Le capitaine Bradmer ne veut personne sur le pont pendant la nuit. Couché à même le plancher (les matelas des marins ne m’inspirent pas confiance), la tête appuyée sur ma couverture roulée en boudin, je m’accroche à la poignée de ma cantine à cause du roulis incessant. Le capitaine Bradmer couche dans une sorte d’alcôve construite dans les structures, entre deux énormes poutres de teck à peine équarries qui soutiennent le pont. Il a même installé un rideaux précaire qui lui permet de s’isoler, mais qui doit le faire suffoquer, car au petit matin j’ai vu qu’il avait écarté le rideau devant sa figure.
Nuit exténuante, à cause du roulis d’abord, mais aussi de la promiscuité. Hommes ronflant, toussant, se parlant, allant et venant sans cesse de la cale aux écoutilles pour respirer un peu d’air frais, ou pour pisser par-dessus bord sous le vent. La plupart sont des étrangers, des Comoriens, des Somalis qui parlent une langue rauque, ou des Indiens du Malabar à la peau sombre, au regard triste. Si je n’ai pas dormi un instant cette nuit, c’est aussi à cause de ces hommes. Dans l’ombre étouffante de la cale, à peine trouée par la lueur tremblotante de la veilleuse, avec les geignements de la coque balancée par les vagues, j’ai ressenti peu à peu une inquiétude absurde et irrésistible. Parmi ces hommes, n’y avait-il pas des mutins, de ces fameux pirates de l’est africain dont on parlait tant dans les journaux de voyage que je lisais avec Laure ? Peut-être avaient-ils projeté de nous tuer, le capitaine Bradmer, moi et ceux de l’équipage qui n’étaient pas complices, afin de s’emparer du navire ? Peut-être croyaient-ils que je transportais de l’argent et des objets précieux dans cette vieille cantine dans laquelle j’avais enfermé les papiers de mon père ? Certes, j’aurais dû l’ouvrir devant eux pour qu’ils voient qu’elle ne contenait que de vieux papiers, des cartes, du linge et mon théodolite. Mais n’auraient-ils pas pensé alors qu’il y avait un double fond plein de pièces d’or ? Tandis que le navire roulait lentement, je sentais contre mon épaule nue le métal tiède de la malle, et je restais les yeux ouverts pour surveiller l’obscurité de la cale. Quelle différence avec cette première nuit passée sur le pont du Zeta, quand le navire avait appareillé dans mon sommeil, et que je m’étais réveillé tout à coup le matin, ébloui par la mer immense.
Où allons-nous ? Ayant maintenu le cap au nord depuis le départ, il ne fait plus de doute maintenant que nous allons vers Agalega. C’est pour les gens de cette île lointaine que le capitaine Bradmer apporte la plus grande partie de sa cargaison hétéroclite : ballots de tissu, rouleaux de fil de fer, barils d’huile, caisses de savon, sacs de riz et de farine, haricots, lentilles, et puis toutes sortes de casseroles et de plats émaillés enveloppés dans des filets. Tout cela sera vendu aux Chinois qui tiennent boutique pour les pêcheurs et les fermiers.
La présence de ces ustensiles et l’odeur des marchandises me rassurent. Est-ce là une cargaison pour des pirates ? Le Zeta est une épicerie flottante, et l’idée d’une mutinerie me semble tout à coup risible.
Mais je ne dors pas pour autant. Maintenant, les hommes se sont tus, mais ce sont les insectes qui commencent. J’entends galoper les cafards énormes, qui volent parfois à travers la cale en vibrant. Entre leurs galops et leurs vols, j’entends le bruit aigu des moustiques près de mon oreille. Contre eux aussi je veille, bras et visage couverts par ma chemise.
N’arrivant pas à dormir, je vais à mon tour jusqu’à l’échelle, et je passe la tête par l’écoutille ouverte. Dehors, la nuit est belle. Le vent a recommencé à souffler, tirant sur les voiles bordées aux trois quarts. C’est un vent froid qui vient du sud et chasse le navire. Après la chaleur étouffante de la cale, le vent me fait frissonner, mais c’est agréable. Je vais enfreindre les ordres du capitaine Bradmer. Muni de ma couverture de cheval, souvenir du temps du Boucan, je suis sur le pont, je marche vers la proue. À l’arrière, il y a le timonier noir, et deux marins qui lui tiennent compagnie en fumant du kandja. Je m’assois tout à fait à la proue, sous les ailes des focs, et je regarde le ciel et la mer. Il n’y a pas de lune, et pourtant mes yeux dilatés aperçoivent chaque vague, l’eau couleur de nuit, les taches de l’écume. C’est la lumière des étoiles qui éclaire la mer. Jamais je n’avais vu les étoiles comme cela. Même autrefois, dans le jardin du Boucan, quand nous marchions avec notre père sur l’« allée des étoiles », ce n’était pas aussi beau. Sur terre, le ciel est mangé par les arbres, par les collines, terni par cette brume impalpable comme une haleine qui sort des ruisseaux, des champs d’herbe, des bouches des puits. Le ciel est lointain, on le voit comme à travers une fenêtre. Mais ici, au centre de la mer, il n’y a pas de limites à la nuit.
Il n’y a rien entre moi et le ciel. Je me couche sur le pont, la tête appuyée contre l’écoutille fermée, et je regarde les étoiles de toutes mes forces, comme si je les voyais pour la première fois. Le ciel bascule entre les deux mâts, les constellations tournent, s’arrêtent un instant, puis retombent. Je ne les reconnais pas encore. Ici, les étoiles sont tellement brillantes, même les plus faibles, qu’elles me semblent nouvelles. Il y a Orion, à bâbord, et vers l’est, peut-être le Scorpion, où luit Antarès. Celles que je vois avec netteté, en me retournant, à la poupe du navire, si près de l’horizon que je n’ai qu’à baisser les yeux pour les suivre dans leur lent balancement, ce sont les étoiles qui dessinent la Croix du Sud. Je me souviens de la voix de mon père, lorsqu’il nous guidait à travers le jardin obscur, et nous demandait de la reconnaître, légère et fugitive au-dessus de la ligne des collines.