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Je regarde cette croix d’étoiles, et cela m’éloigne encore davantage, parce qu’elle appartient vraiment au ciel du Boucan. Je ne peux en détacher mon regard, de peur de la perdre pour toujours.

C’est comme cela que je me suis endormi, cette nuit-là, un peu avant l’aube, les yeux ouverts sur la Croix du Sud. Enroulé dans la couverture, le visage et les cheveux bousculés par les rafales du vent, écoutant les claquements du vent dans les focs et le bruit crissant de la mer contre l’étrave.

Un autre jour, en mer

Levé dès l’aube, et regardant la mer presque sans bouger, à ma place à la poupe, près du timonier noir. Le timonier est un Cornorien au visage très noir d’Abyssin, mais avec des yeux d’un vert lumineux. Il est le seul qui parle vraiment avec le capitaine Bradmer, et ma qualité de passager payant me vaut l’avantage de pouvoir m’installer près de lui et de l’écouter parler. Il parle lentement, en choisissant ses mots, dans un français très pur à peine marqué d’accent créole. Il dit qu’il était autrefois à l’école des Pères de Moroni, et qu’il devait devenir prêtre. Un jour, il a tout quitté, sans raison véritable, pour devenir marin. Il y a maintenant trente ans qu’il navigue, il connaît chaque port, depuis Madagascar jusqu’à la côte d’Afrique, de Zanzibar aux Chagos. Il parle des îles, des Seychelles, de Rodrigues, et aussi des plus lointaines, Juan de Nova, Farquhar, Aldabra. Celle qu’il aime surtout, c’est Saint Brandon, qui n’appartient qu’aux tortues de mer et aux oiseaux. Hier, abandonnant le spectacle des vagues qui avancent et se refont à la même place, je me suis assis sur le pont à côté du timonier et je l’ai écouté parler au capitaine Bradmer. C’est parler devant Bradmer que je devrais dire, car le capitaine, en bon Anglais, peut rester immobile pendant des heures, assis sur son fauteuil de greffier, en fumant ses petites cigarettes vertes, pendant que le timonier parle, sans répondre autre chose qu’un grognement de vague acquiescement, une sorte de « hahum » qui ne sert qu’à rappeler qu’il est toujours là. Drôles d’histoires de mer que raconte le timonier, de sa voix lente et chantante, son regard vert scrutant l’horizon. Histoires de ports, de tempêtes, de pêche, de filles, histoires sans but et sans fin comme sa propre vie.

J’aime quand il parle de Saint Brandon, parce qu’il en parle comme d’un paradis. C’est le lieu qu’il préfère, où il revient sans cesse par la pensée, par le rêve. Il a connu beaucoup d’îles, beaucoup de ports, mais c’est là que le ramènent les routes de la mer. « Un jour, je retournerai là-bas pour mourir. Là-bas, l’eau est aussi bleue et aussi claire que la fontaine la plus pure. Dans le lagon elle est transparente, si transparente que vous glissez sur elle dans votre pirogue, sans la voir, comme si vous étiez en train de voler au-dessus des fonds. Autour du lagon, il y a beaucoup d’îles, dix, je crois, mais je ne connais pas leurs noms. Quand je suis allé à Saint Brandon, j’avais dix-sept ans, j’étais encore un enfant, je venais de m’échapper du séminaire. Alors j’ai cru que j’arrivais au paradis, et maintenant je crois encore que c’était là qu’était le paradis terrestre, quand les hommes ne connaissaient pas le péché. J’ai donné aux îles les noms que je voulais : il y avait l’île du fer à cheval, une autre la pince, une autre le roi, je ne sais plus pourquoi. J’étais venu avec un bateau de pêche de Moroni. Les hommes étaient venus là pour tuer, pour pêcher comme des animaux rapaces. Dans le lagon, il y avait tous les poissons de la création, ils nageaient lentement autour de notre pirogue, sans crainte. Et les tortues de mer, qui venaient nous voir, comme s’il n’y avait pas de mort dans le monde. Les oiseaux de mer volaient autour de nous par milliers… Ils se posaient sur le pont du bateau, sur les vergues, pour nous regarder, parce que je crois qu’ils n’avaient jamais vu d’hommes avant nous… Alors nous avons commencé à les tuer. » Le timonier parle, ses yeux verts sont pleins de lumière, son visage est tendu vers la mer comme s’il voyait encore tout cela. Je ne peux m’empêcher de suivre son regard, au-delà de l’horizon, jusqu’à l’atoll où tout est neuf comme aux premiers jours du monde. Le capitaine Bradmer tire sur sa cigarette, il dit « hahum-hum », comme quelqu’un qui ne s’en laisse pas conter. Derrière nous deux marins noirs, dont l’un est rodriguais, écoutent, sans vraiment comprendre. Le timonier parle du lagon qu’il ne reverra plus, sauf le jour de sa mort. Il parle des îles où les pêcheurs construisent des huttes de corail, le temps de faire provision de tortues et de poissons. Il parle de la tempête qui vient chaque été, si terrible que la mer recouvre complètement les îles, balaie toute trace de vie terrestre. Chaque fois, la mer efface tout, et c’est pourquoi les îles sont toujours neuves. Mais l’eau du lagon reste belle, claire, là où vivent les plus beaux poissons du monde et le peuple des tortues.

La voix du timonier est douce quand il parle de Saint Brandon. Il me semble que c’est pour l’entendre que je suis sur ce navire, qui avance au milieu de la mer.

La mer a préparé pour moi ce secret, ce trésor. Je reçois cette lumière qui étincelle, je désire cette couleur des profondeurs, ce ciel, cet horizon sans limites, ces jours et ces nuits sans fin. Je dois apprendre davantage, recevoir davantage. Le timonier parle encore, de la table du Cap, de la baie d’Antongil, des felouques arabes qui rôdent le long de la côte d’Afrique, des pirates de Socotra ou d’Aden. Ce que j’aime, c’est le son de sa voix chantante, son visage noir où brillent ses yeux, sa haute silhouette debout devant la roue de la barre, tandis qu’il filète notre navire vers l’inconnu, et cela se mêle au bruit du vent dans les voiles, aux embruns où brille l’arc-en-ciel, chaque fois que l’étrave rompt une vague.

Chaque après-midi, quand le jour décline, je suis à la poupe du navire, et je regarde le sillage qui brille. C’est l’instant que je préfère, quand tout est paisible, et le pont désert, à part le timonier et un marin qui surveillent la mer. Alors je pense à la terre, à Mam et à Laure si lointaines dans leur solitude de Forest Side. Je vois le regard sombre de Laure, quand je lui parlais du trésor, des joyaux et des pierres précieuses cachés par le Corsaire inconnu. M’écoutait-elle vraiment ? Son visage était lisse et fermé, et au fond de ses yeux brillait une drôle de flamme que je ne comprenais pas. C’est cette flamme que je veux voir maintenant, dans le regard infini de la mer. J’ai besoin de Laure, je veux me souvenir d’elle chaque jour, car je sais que sans elle je ne pourrai pas trouver ce que je cherche. Elle n’a rien dit quand nous nous sommes quittés, elle n’avait l’air ni triste ni gaie. Mais quand elle m’a regardé, sur le quai de la gare à Curepipe, j’ai vu encore cette flamme dans ses yeux. Puis elle s’est détournée, elle est partie avant que le train ne démarre, je l’ai vue marcher au milieu de la foule, sur la route de Forest Side, où l’attend Mam qui ne sait rien encore.

C’est pour Laure que je veux me souvenir de chaque instant de ma vie. C’est pour elle que je suis sur ce bateau, avançant toujours plus loin sur la mer. Je dois vaincre la destinée qui nous a chassés de notre maison, qui nous a tous ruinés, qui a fait mourir notre père. Quand je suis parti sur le Zeta, il me semble que j’ai brisé quelque chose, que j’ai rompu un cercle. Alors quand je reviendrai, tout sera changé, nouveau.