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C’est à cela que je pense, et l’ivresse de la lumière entre en moi. Le soleil frôle l’horizon, mais sur la mer la nuit n’apporte pas d’inquiétude. Au contraire, il y a une douceur qui vient sur ce monde où nous sommes les seuls vivants à la surface de l’eau. Le ciel se dore et s’empourpre. La mer si sombre sous le soleil du zénith est à présent lisse et légère, pareille à une fumée violette qui se mêle aux nuages de l’horizon et voile le soleil.

J’écoute la voix chantante du timonier qui parle, peut-être pour lui-même, debout devant la barre. À côté de lui, le fauteuil du capitaine Bradmer est vide, parce que c’est l’heure où il se retire dans son alcôve pour dormir, ou pour écrire. Dans la lumière horizontale du crépuscule, la haute silhouette du timonier se détache contre l’éclat des voiles, et semble irréelle, comme le bruit chantant de ses paroles que je perçois sans les comprendre. La nuit tombe, et je pense à la silhouette de Palinurus, comme devait la voir Enée, ou encore à Typhis, sur le navire Argo, dont je n’ai pas oublié les paroles, lorsqu’à la nuit tombante il cherche à rassurer ses compagnons de voyage : « Titan est entré dans les ilots sans tache, pour confirmer l’heureux présage. Alors, dans la nuit, les vents appuient mieux encore sur les voiles et sur la mer, et durant ces heures silencieuses le navire va plus vite. Mon regard ne suit plus le cours des étoiles qui quittent le ciel pour entrer dans la mer tel Orion qui tombe déjà, ou Persêe qui fait retentir la colère de l’onde. Mais mon guide est ce serpent qui enlaçant de ses anneaux sept étoiles plane toujours et ne se cache jamais. » À haute voix, je récite les vers de Valerius Flaccus que je lisais autrefois dans la bibliothèque de mon père, et pendant un instant encore, je peux me croire à bord du navire Argo.

Plus tard, dans le calme du crépuscule, les hommes de l’équipage montent sur le pont. Ils sont torse nu dans la brise tiède, ils fument, ils parlent, ou ils regardent la mer comme moi.

Depuis le premier jour, j’ai hâte de parvenir à Rodrigues, le but de mon voyage, et pourtant maintenant, je souhaite que cette heure ne s’achève jamais, que le navire Zeta, comme Argo, continue éternellement à glisser sur la mer légère, si près du ciel, avec sa voile éblouie de soleil pareille à une flamme contre l’horizon déjà dans la nuit.

Une nuit en mer, encore

M’étant endormi dans la cale, à ma place contre ma cantine, je suis réveillé par la chaleur étouffante et par l’activité effrénée des cafards et des rats. Les insectes vrombissent dans l’air lourd de la cale, et l’obscurité rend leur vol plus inquiétant. Il faut dormir le visage couvert d’un mouchoir, ou d’un pan de chemise, si on ne veut pas recevoir un de ces monstres en pleine figure. Les rats sont plus circonspects, mais plus dangereux. L’autre soir, un homme a été mordu à la main par un de ces rongeurs qu’il avait dérangé dans sa quête de nourriture. La plaie s’est infectée malgré les chiffons imbibés d’arak que le capitaine Bradmer a utilisés pour le soigner, et maintenant, j’entends l’homme qui délire de fièvre sur son matelas. Les puces et les poux ne laissent guère de répit, eux non plus. Chaque matin, l’on gratte les innombrables morsures de la nuit. La première nuit que j’ai passée dans la cale, j’ai dû subir aussi les assauts des bataillons de punaises, et pour cela j’ai préféré renoncer au matelas qui m’était destiné. Je l’ai repoussé au fond de la cale, et je dors à même le plancher, enveloppé dans ma vieille couverture de cheval, ce qui a aussi l’avantage de me faire moins souffrir de la chaleur et de m’épargner l’odeur de sueur et de saumure qui imprègne ces grabats.

Je ne suis pas le seul à souffrir de la chaleur qui règne à fond de cale. Les uns après les autres, les hommes se réveillent, se parlent, et reprennent l’interminable partie de dés là où ils l’avaient laissée. Que peuvent-ils bien jouer ? Le capitaine Bradmer, à qui j’ai posé la question, a haussé les épaules et s’est contenté de répondre : « Leurs femmes. » Malgré les ordres du capitaine, les marins ont allumé à l’avant de la cale une petite lampe, une veilleuse à huile Clarke. La lumière orangée vacille dans le roulis, éclaire fantasmagoriquement les visages noirs luisant de sueur. De loin, je vois briller la sclérotique de leurs yeux, leur denture blanche. Que font-ils autour de la lampe ? Ils ne jouent pas aux dés, ils ne chantent pas. Ils parlent, l’un après l’autre, à voix basse, en un long discours à plusieurs voix entrecoupé de rires. À nouveau revient en moi la peur d’une conspiration, d’une mutinerie. Et s’ils décidaient vraiment de s’emparer du Zeta, s’ils nous jetaient à la mer, Bradmer, le timonier et moi ? Qui le saurait ? Qui irait les chercher dans les îles lointaines, dans le canal du Mozambique, ou sur les côtes de l’Erythrée ? J’attends sans bouger, la tête tournée vers eux, regardant entre mes cils la lumière vacillante où viennent se brûler distraitement les cafards rouges et les moustiques.

Alors, comme l’autre soir, sans faire de bruit, je monte l’échelle vers l’écoutille où souffle le vent de la mer. Enveloppé dans ma couverture, je marche pieds nus sur le pont en sentant les délices de la nuit, la fraîcheur des embruns.

La nuit est si belle, sur la mer comme au centre du monde, quand le navire glisse presque sans bruit sur le dos des vagues. Cela donne le sentiment de voler plutôt que de naviguer, comme si le vent ferme qui appuie sur les voiles avait transformé le navire en un immense oiseau aux ailes éployées.

Cette nuit encore, je m’allonge sur le pont, tout à fait à la proue du navire, contre l’écoutille fermée, abrité par le bord du bastingage. J’entends contre ma tête les cordes des focs vibrer, et le froissement continu de la mer qui s’ouvre. Laure aimerait cette musique de la mer, ce mélange d’un son aigu et de la résonance grave des vagues contre l’étrave.

Pour elle j’écoute cela, pour le lui envoyer là où elle est, jusqu’à la maison sombre de Forest Side où elle est éveillée, elle aussi, je le sais.

Je pense encore à son regard, avant qu’elle ne se détourne et ne marche à grands pas vers la route qui longe la voie ferrée. Je ne peux oublier cette flamme qui a brillé dans ses yeux au moment où nous nous sommes quittés, cette flamme de violence et de colère. Alors j’ai été si surpris que je n’ai su quoi faire, puis je suis monté dans le wagon, sans réfléchir. Maintenant, sur le pont du Zeta, avançant vers un destin que j’ignore, je me souviens de ce regard et je ressens la déchirure du départ.

Pourtant, il fallait que je parte, il ne pouvait y avoir d’autre espoir. Je pense encore au Boucan, à tout ce qui pourrait être sauvé, la maison au toit couleur de ciel, les arbres, le ravin, et le vent de la mer qui troublait la nuit, éveillant dans l’ombre de Mananava les gémissements des esclaves marrons, et le vol des pailles-en-queue avant l’aube. C’est cela que je ne veux cesser de voir, même de l’autre côté des mers, quand les cachettes du Corsaire inconnu dévoileront pour moi leurs trésors.

Le navire glisse sur les vagues, léger, aérien, sous les lumières des étoiles. Où est le serpent aux sept feux dont parlait Typhis aux marins d’Argo ? Est-ce Eridanus qui se lève à l’est, devant le soleil de Sirius, ou bien est-ce le Dragon allongé vers le nord, et qui porte sur sa tête le joyau d’Etamin ? Mais non, je le vois tout à coup clairement, sous l’étoile polaire, c’est le corps du Chariot, léger et précis, qui flotte éternellement à sa place dans le ciel.