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Nous aussi suivons son signe, perdus au milieu des tourbillons d’étoiles. Le ciel est parcouru de ce vent infini qui gonfle nos voiles.

Maintenant je comprends où je vais, et cela m’émeut au point que je dois me lever pour calmer les battements de mon cœur. Je vais vers l’espace, vers l’inconnu, je glisse au milieu du ciel, vers une fin que je ne connais pas.

Je pense encore aux deux pailles-en-queue qui tournoyaient en faisant leur bruit de crécelle au-dessus de la vallée sombre, fuyant l’orage. Quand je ferme les yeux, ce sont eux que je vois, comme s’ils étaient au-dessus des mâts.

Un peu avant l’aube, je m’endors, tandis que le Zeta s’en va sans cesse vers Agalega. Tous les hommes dorment à présent. Seul le timonier noir veille, son regard qui ne cille pas fixé droit dans la nuit. Lui ne dort jamais. Parfois, au début de l’après-midi, quand le soleil brûle sur le pont, il descend s’allonger dans la cale, et il fume sans parler, les yeux ouverts dans la pénombre, regardant les planches noircies au-dessus de lui.

Journée vers Agalega

Depuis combien de temps voyageons-nous ? Cinq jours, six jours ? Alors que je regarde le contenu de ma malle, dans la pénombre étouffante de la cale, la question se pose à moi avec une inquiétante insistance. Qu’importe ? Pourquoi voudrais-je le savoir ? Mais je fais de grands efforts pour me remémorer la date de mon départ, pour essayer de faire le compte des journées en mer. C’est un temps très long, des jours sans nombre, et pourtant tout cela me semble aussi très fugitif. C’est une seule interminable journée que j’ai commencée quand je suis monté sur le Zeta, une journée pareille à la mer, où le ciel parfois change, se couvre et s’obscurcit, où la lumière des étoiles remplace celle du soleil, mais où le vent ne cesse pas de souffler, ni les vagues d’avancer, ni l’horizon d’encercler le navire.

Au fur et à mesure que le voyage se prolonge, le capitaine Bradmer devient plus aimahle avec moi. Ce matin, il m’a enseigné à faire le point à l’aide du sextant, et la méthode pour déterminer le méridien et le parallèle. Aujourd’hui, nous sommes par 12° 38 sud et 54° 30 est, et le calcul de notre situation fournit la réponse à ma question sur le temps, puisque cela signifie que nous sommes à deux jours de navigation de l’île, quelques minutes trop à l’est à cause des alizés qui nous ont fait dériver pendant la nuit. Quand il a eu fini le point, le capitaine Bradmer a rangé avec soin son sextant dans l’alcôve. Je lui ai montré mon théodolite, et il l’a regardé avec curiosité. Il a même dit, je crois : « À quoi diable cela va-t-il vous servir ? » J’ai répondu évasivement. Je ne pouvais pas lui dire que mon père l’avait acheté au temps où il se préparait à conquérir les trésors du Corsaire inconnu ! Remonté sur le pont, le capitaine est allé s’asseoir de nouveau dans son fauteuil, derrière le timonier. Comme j’étais près de lui, il m’a offert pour la deuxième fois une de ses terribles cigarettes, que je n’ai pas osé refuser, et que j’ai laissée s’éteindre seule dans le vent.

Il m’a dit : « Connaissez-vous la reine des îles ? » Il a demandé cela en anglais, et j’ai répété : « La reine des îles ? » « Oui Monsieur, Agalega. On l’appelle ainsi parce qu’elle est la plus salubre et la plus fertile de l’océan Indien. » J’ai cru qu’il allait en dire davantage, mais il s’est tu. Il s’est simplement carré dans son fauteuil et il a répété d’un air rêveur : « La reine des îles… » Le timonier a haussé les épaules. Il a dit, en français : « L’île des rats. C’est plutôt comme cela qu’il faudrait l’appeler. » Alors il commence à raconter comment les Anglais ont déclaré la guerre aux rats, à cause de l’épidémie qui se répandait d’île en île. « Autrefois, il n’y avait pas de rats sur Agalega. C’était aussi un peu comme un petit paradis, comme Saint Brandon, parce que les rats sont des animaux du diable, il n’y en avait pas au paradis. Et un jour un bateau est arrivé sur l’île, venant de la Grand Terre, personne ne sait plus son nom, un vieux bateau que personne ne connaissait. Il a fait naufrage devant l’île, et on a sauvé les caisses de la cargaison, mais dans les caisses il y avait des rats. Quand on a ouvert les caisses, ils se sont répandus dans l’île, ils ont fait des petits, et ils sont devenus tellement nombreux que tout était à eux. Ils mangeaient toutes les provisions d’Agalega, le maïs, les œufs, le riz. Ils étaient si nombreux que les gens ne pouvaient plus dormir. Les rats rongeaient même les noix de coco sur les arbres, ils mangeaient même les œufs des oiseaux de mer. Alors on a essayé d’abord avec des chats, mais les rats se mettaient à plusieurs et ils tuaient les chats, et ils les mangeaient, bien sûr. Alors on a essayé avec des pièges, mais les rats sont malins, ils ne se laissaient pas prendre. Alors les Anglais ont eu une idée. Ils ont fait venir par bateau des chiens, des fox-terriers, on les appelle comme ça, et ils ont promis qu’on donnerait une roupie pour chaque rat. Ce sont les enfants qui grimpaient aux cocotiers, ils secouaient les palmes pour faire tomber les rats, et les fox-terriers les tuaient. On m’a dit que les gens d’Agalega avaient tué chaque année plus de quarante mille rats, et il en reste encore ! C’est surtout au nord de l’île qu’ils sont nombreux. Les rats aiment beaucoup les noix de coco d’Agalega, ils vivent tout le temps dans les arbres. Voilà tout, c’est pour ça que votre queen of islands ferait mieux d’être appelée l’île des rats. »

Le capitaine Bradmer rit bruyamment. Peut-être que c’est la première fois que le timonier raconte cette histoire. Puis Bradmer recommence à fumer, dans son fauteuil de greffier, les yeux plissés par le soleil de midi.

Quand le timonier noir va s’étendre sur son matelas dans la cale, Bradmer me montre la roue de barre.

« À vous, monsieur ? »

Il dit « missié », à la manière créole. Je n’ai pas besoin qu’il le répète. Maintenant, c’est moi qui tiens la grande roue, les mains serrées sur les poignées usées. Je sens les vagues lourdes sur le gouvernail, le vent qui pousse sur la grande voilure. C’est la première fois que je pilote un navire.

À un moment, une rafale a couché le Zeta, toile tendue à se rompre, et j’écoutais la coque craquer sous l’effort, tandis que l’horizon basculait devant le beaupré. Le navire est resté comme cela un long instant, en équilibre sur la crête de la vague, et je ne pouvais plus respirer. Puis tout d’un coup, d’instinct, j’ai mis la barre à bâbord, pour céder au vent. Lentement, le navire s’est redressé dans un nuage d’embruns. Sur le pont, les marins ont crié :

« Ayooo ! »

Mais le capitaine Bradmer est resté assis sans rien dire, ses yeux plissés, son éternelle cigarette verte au coin des lèvres. Cet homme-là serait capable de couler avec son navire, sans quitter son fauteuil.

Maintenant, je suis sur mes gardes. Je surveille le vent et les vagues, et quand les deux semblent appuyer trop fort, je cède en tournant la roue de barre. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi fort, aussi libre. Debout sur le pont brûlant, les orteils écartés pour mieux tenir, je sens le mouvement puissant de l’eau sur la coque, sur le gouvernail. Je sens les vibrations des vagues qui frappent la proue, les coups du vent dans les voiles. Je n’ai jamais connu rien de tel. Cela efface tout, efface la terre, le temps, je suis dans le pur avenir qui m’entoure. L’avenir c’est la mer, le vent, le ciel, la lumière.

Longtemps, pendant des heures peut-être, je suis resté debout devant la roue, au centre des tourbillons du vent et de l’eau. Le soleil brûle mon dos, ma nuque, il est descendu le long du côté gauche de mon corps. Déjà il touche presque à l’horizon, il jette sa poussière de feu sur la mer. Je suis tellement accordé au glissement du navire que je devine chaque vide de l’air, chaque creux des vagues.