Le timonier est à côté de moi. Il regarde la mer, lui aussi, sans parler. Je comprends qu’il veut à nouveau tenir la roue de barre. Je fais durer encore un peu mon plaisir, pour sentir le navire glisser sur la courbe d’une vague, hésiter, puis repartir poussé par le vent qui pèse sur la voilure. Quand on est au creux de la vague, je fais un pas de côté, sans lâcher la roue de barre, et c’est la main sombre du timonier qui se referme sur la poignée, la tient avec force. Quand il n’est pas à la barre, cet homme est encore plus taciturne que le capitaine. Mais dès que ses mains touchent aux poignées de la roue, un changement étrange se fait en lui. C’est comme s’il devenait quelqu’un d’autre, plus grand, plus fort. Son visage maigre, brûlé par le soleil, comme sculpté dans du basalte, prend une expression aiguë, énergique. Ses yeux verts brillent, deviennent mobiles, et tout son visage exprime une sorte de bonheur que je peux comprendre à présent.
Alors il parle, de sa voix chantante, en un interminable monologue qui s’en va dans le vent. De quoi parle-t-il ? Je suis assis sur le pont, maintenant, à gauche du timonier, tandis que le capitaine Bradmer continue à fumer dans son fauteuil. Ce n’est ni pour lui, ni pour moi que parle le timonier. C’est pour lui-même, comme d’autres chanteraient, ou siffleraient.
Il parle encore de Saint Brandon, où les femmes n’ont pas le droit d’aller. Il dit : « Un jour, une jeune fille a voulu aller à Saint Brandon, une jeune fille noire de Mahé, grande et belle, elle n’avait pas plus de seize ans, je crois bien. Comme elle savait que c’était interdit, elle a demandé à son fiancé, un jeune homme qui travaillait sur un bateau de pêche, elle lui a dit : s’il te plaît emmène-moi ! Lui d’abord ne voulait pas, mais elle lui disait : de quoi as-tu peur ? Personne ne le saura, j’irai déguisée en garçon. Tu diras que je suis ton petit frère, voilà tout. Alors il a fini par accepter, et elle s’est déguisée en homme, elle a mis un pantalon usé et une grande chemise, elle a coupé ses cheveux, et comme elle était grande et mince, les autres pêcheurs l’ont prise pour un garçon. Alors elle est partie avec eux sur le bateau vers Saint Brandon. Pendant toute la traversée il ne s’est rien passé, le vent était doux comme un souffle, et le ciel était bien bleu, et le bateau est arrivé à Saint Brandon en une semaine. Nul ne savait qu’il y avait une femme à bord, sauf le fiancé, bien sûr. Mais parfois le soir il lui parlait tout bas, il lui disait : si le captain apprend cela, il se mettra en colère, il me chassera. Elle lui disait : comment le saura-t-il ?
« Alors le bateau est entré dans le lagon, là où c’est comme le paradis, et les hommes ont commencé à pêcher les grosses tortues, qui sont si douces qu’elles se laissent prendre sans chercher à fuir. Jusque-là il ne s’était rien passé non plus, mais quand les pêcheurs ont débarqué sur une des îles pour passer la nuit, le vent s’est levé et la mer est devenue furieuse. Les vagues passaient par-dessus les récifs et déferlaient dans le lagon. Alors toute la nuit il y a eu une horrible tempête, et la mer a recouvert les rochers des îles. Les hommes ont quitté leurs cabanes et se sont réfugiés dans les arbres. Alors tous priaient la Vierge et les saints pour qu’ils les protègent, et le capitaine se lamentait en voyant son bateau échoué sur la côte, et les vagues allaient le réduire en miettes. Alors une vague plus haute que les autres est apparue, elle a couru vers les îles comme une bête sauvage, et quand elle est arrivée elle a arraché un rocher où les hommes s’étaient réfugiés. Puis tout d’un coup, le calme est revenu, et le soleil s’est mis à briller comme s’il n’y avait jamais eu de tempête. Alors on a entendu une voix qui pleurait, qui disait : ayoo, ayoo petit frère ! C’était le jeune pêcheur qui avait vu quand la vague avait emporté sa fiancée, mais comme il avait désobéi en amenant une femme dans les îles, il avait peur d’être puni par le capitaine, et il pleurait en disant : ayoo, petit frère ! »
Quand le timonier a fini de parler, la lumière a pris sa couleur d’or sur la mer, le ciel près de l’horizon est pâle et vide. Déjà vient la nuit, encore une nuit. Mais le crépuscule dure longtemps sur la mer, et je regarde le jour s’éteindre très lentement. Est-ce ici le même monde que j’ai connu ? Il me semble que je suis entré dans un autre monde en traversant l’horizon. C’est un monde qui ressemble à celui de mon enfance, au Boucan, où régnait le bruit de la mer, comme si le Zeta voguait à l’envers sur la route qui abolit le temps.
Tandis que le jour s’efface peu à peu, je me laisse encore une fois aller à la rêverie. Je sens la chaleur du soleil contre ma nuque, sur mes épaules. Je sens aussi le vent doux du soir qui va plus vite que notre navire. Tout le monde est silencieux. Chaque soir, c’est comme un rite mystérieux que chacun observe. Personne ne parle. On écoute le bruit des vagues contre l’étrave, la vibration sourde des voiles et des cordages. Comme chaque soir, les marins comoriens s’agenouillent sur le pont, à l’avant du navire, pour faire leur prière vers le nord. Leurs voix me parviennent comme un murmure assourdi, mêlé au vent et à la mer. Jamais autant que ce soir, dans le glissement rapide et le balancement lent de la coque, sur cette mer transparente et pareille au ciel, je n’ai ressenti à ce point la beauté de cette prière, qui ne s’adresse nulle part, qui se perd dans l’immensité. Je pense comme j’aimerais que tu sois ici, Laure, à côté de moi, toi qui aimes tant le chant du muezzin qui résonne dans les collines de Forest Side, et que tu entendes ici cette prière, ce frémissement, tandis que le navire oscille à la façon d’un grand oiseau de mer aux ailes éblouissantes. J’aurais aimé t’emmener avec moi comme le pêcheur de Saint Brandon, moi aussi j’aurais pu dire que tu étais « petit frère » !
Je sais que Laure aurait ressenti la même chose que moi en écoutant la prière des marins comoriens au coucher du soleil. Nous n’aurions pas eu besoin d’en parler. Mais au moment même où je pense à elle, où je sens ce pincement au cœur, je comprends que c’est maintenant au contraire que je me rapproche d’elle. Laure est au Boucan, à nouveau, dans le grand jardin envahi de lianes et de fleurs, près de la maison, ou bien elle marche sur l’étroit chemin des cannes. Elle n’a jamais quitté le lieu qu’elle aimait. Au bout de mon voyage, il y a la mer qui déferle sur la plage noire de Tamarin, le ressac à l’embouchure des rivières. C’est pour retourner là-bas que je suis parti. Mais je ne reviendrai pas le même. Je reviendrai comme un inconnu, et cette vieille malle qui contient les papiers laissés par mon père sera alors chargée de l’or et des pierreries du Corsaire, le trésor de Golconde ou la rançon d’Aureng Zeb. Je reviendrai imprégné de l’odeur de la mer, brûlé par le soleil, fort et aguerri comme un soldat, pour reconquérir notre domaine perdu. C’est à cela que je rêve, dans le crépuscule immobile.
Les uns après les autres, les marins descendent dans la cale pour dormir, dans la chaleur qu’irradie la coque chauffée par le soleil de toute la journée. Je descends avec eux, je m’allonge sur les planches, la tête appuyée contre ma cantine. J’entends les bruits de l’interminable partie de dés qui recommence là où le lever du jour l’avait interrompue.
Dimanche
Nous sommes à Agalega, après cinq jours de traversée.
La côte des îles jumelles a dû être visible très tôt ce matin, au point du jour. J’ai dormi lourdement, seul à fond de cale, la tête oscillant sur le plancher, insensible à l’agitation sur le pont. Ce sont les eaux calmes de la rade qui m’ont réveillé, car je suis à tel point accoutumé au balancement incessant du navire que cette immobilité m’a inquiété.