Je monte aussitôt sur le pont, pieds nus, sans prendre la peine d’enfiler ma chemise. Devant nous, la mince bande gris-vert s’allonge, frangée par l’écume des récifs. Pour nous qui n’avons vu depuis des jours que l’étendue bleue de la mer se joignant à l’immensité bleue du ciel, cette terre, même d’un aspect aussi plat et désolé, est un émerveillement. Tous les hommes de l’équipage sont penchés sur le bastingage, à la proue, et ils regardent avidement les deux îles.
Le capitaine Bradmer a donné l’ordre d’amener, et le navire dérive à plusieurs encablures de la côte, sans approcher. Quand je demande pourquoi au timonier, il répond seulement : « Il faut attendre le moment. » C’est le capitaine Bradmer, debout à côté de son fauteuil, qui m’explique : il faut attendre le jusant pour ne pas risquer d’être entraîné par les courants contre la barrière des récifs. Quand on sera suffisamment près de la passe, on pourra mouiller l’ancre et mettre la pirogue à la mer pour aller jusqu’à la côte. La marée ne viendra qu’après midi, quand le soleil descendra. En attendant, il faut prendre patience, et se contenter de regarder le rivage si proche et si difficile à atteindre.
L’enthousiasme des marins est retombé. Maintenant, ils sont assis sur le pont, à l’ombre de la voile qui flotte dans le vent faible, pour jouer et fumer. Malgré la proximité de la côte, l’eau est d’un bleu sombre. Penché sur le bastingage, à la poupe, je regarde passer les ombres vertes des grands squales.
Les oiseaux de mer arrivent avec le jusant. Des mouettes, des goélands, des pétrels qui tournoient et nous assourdissent de leurs cris. Ils sont affamés, et nous prennent pour une de ces barques de pêche des îles, et réclament à grands cris leur dû. Quand ils s’aperçoivent de leur erreur, les oiseaux s’éloignent et retournent à l’abri de la barrière de corail. Seuls, deux ou trois goélands continuent à tracer de grands cercles au-dessus de nous, puis à piquer vers la mer et voler au ras des vagues. Après tous ces jours passés à scruter la mer déserte, le spectacle du vol des goélands me remplit de plaisir.
Vers la fin de l’après-midi, le capitaine Bradmer se lève de son fauteuil, il donne des ordres au timonier qui les répète, et les hommes hissent les grands-voiles. Le timonier est debout à la barre, sur la pointe des pieds pour mieux voir. Nous allons aborder. Lentement, sous la poussée molle du vent de la marée montante, le Zeta s’approche de la barre. Maintenant, nous voyons distinctement les longues lames qui s’écrasent contre la barrière des récifs, nous entendons le grondement continu.
Quand le navire n’est plus qu’à quelques brasses des récifs, la proue dirigée droit vers la passe, le capitaine ordonne de mouiller l’ancre. L’ancre principale tombe d’abord à la mer au bout de sa lourde chaîne. Puis les marins jettent trois ancres plus petites, des ancres de frégate, à bâbord, à tribord, et à la poupe. Quand je lui demande la raison de tant de précautions, le capitaine me raconte en quelques mots le naufrage d’un trois-mâts schooner de cent cinquante tonneaux, le Kalinda, en 1901 : il avait mouillé l’ancre ici même, face à la passe. Puis tout le monde était descendu à terre, même le capitaine, laissant sur le navire deux mousses tamouls sans expérience. Quelques heures plus tard, la marée était montée, mais ce jour-là avec une force inhabituelle, et le courant qui se précipitait vers l’unique passe était si violent que la chaîne de l’ancre s’était rompue. Sur le rivage, les gens avaient vu le navire s’approcher, très haut au-dessus de la barre où déferlaient les rouleaux, comme s’il allait s’envoler. Puis il était retombé d’un coup sur les récifs, et en se retirant, une vague l’avait englouti vers le fond de la mer. On avait retrouvé le lendemain des morceaux de mâts, des bouts de planche, et quelques ballots de la cargaison, mais on n’avait jamais retrouvé les deux mousses tamouls.
Là-dessus le capitaine donne ordre d’amener toute la toile, et de mettre la pirogue à la mer. Je regarde l’eau sombre — il y a plus de dix brasses de fond — et je frissonne en pensant à l’ombre verte des squales qui glissent par ici, qui attendent peut-être un autre naufrage.
Dès que la pirogue est à l’eau, le capitaine se laisse glisser le long d’une corde avec une agilité que je n’aurais pas soupçonnée, et quatre marins sont avec lui. Par sécurité, on fera deux voyages, et je serai du deuxième. Penché sur le bastingage avec les autres marins, je regarde la pirogue qui file vers l’entrée de la passe. Perchée sur la crête des hautes vagues, la pirogue s’engage dans l’étroit chenal entre les récifs noirs. Un instant elle disparaît au creux d’une vague, puis elle reparaît de l’autre côté de la barrière, dans les eaux lisses du lagon. Là, elle court vers la digue où attendent les gens de l’île.
Sur le pont du Zeta, nous sommes impatients. Le soleil est bas quand la pirogue revient, saluée par les cris de joie des marins. Cette fois c’est mon tour. Suivant le timonier, je glisse le long du câble jusqu’à la pirogue, et quatre autres marins montent à bord. Nous ramons sans voir la passe. C’est le timonier qui barre, debout pour mieux diriger. Le grondement des vagues nous avertit que la barre est proche. En effet, tout à coup je sens notre esquif soulevé par une vague rapide, et sur le sommet de la lame nous franchissons le goulet entre les récifs. Nous voilà déjà de l’autre côté, dans le lagon, à quelques brasses à peine de la longue digue de corail. À l’endroit où les vagues viennent mourir, tout près de la plage de sable, le timonier nous fait accoster et amarre la pirogue. Les marins sautent sur la digue en criant, ils disparaissent au milieu de la foule des habitants.
A mon tour, je descends. Sur le rivage, il y a beaucoup de femmes, d’enfants, des pêcheurs noirs, des Indiens aussi. Tous me regardent avec curiosité. À part le capitaine Bradmer, qui vient quand il a une cargaison, ces gens ne doivent pas souvent voir de Blanc. Et puis, avec mes cheveux longs et ma barbe, mon visage et mes bras brûlés par le soleil, mes vêtements salis et mes pieds nus, je dois être un drôle de Blanc ! Les enfants surtout m’examinent, rient sans se cacher. Sur la plage, il y a des chiens, quelques porcs noirs et maigres, des cabris qui trottinent à la recherche de sel.
Le soleil va se coucher. Le ciel s’éclaire en jaune, au-dessus des cocos, derrière les îles. Où vais-je dormir ? Je me prépare à trouver un coin sur la plage, entre les pirogues, quand le capitaine Bradmer m’offre de l’accompagner à l’hôtel. Mon étonnement au mot « hôtel » le fait rire. En fait d’hôtel, c’est une vieille maison en bois dont la propriétaire, une femme énergique, mélange de Noire et d’Indienne, loue des chambres aux rares voyageurs qui s’aventurent à Agalega. Il paraît qu’elle a même logé le chef-juge de Maurice lors de son unique visite en 1901 ou 1902 ! Pour dîner, la dame nous sert un cari de crabe tout à fait excellent, surtout après l’ordinaire du Chinois du Zeta. Le capitaine Bradmer est en verve, il questionne notre logeuse sur les habitants de l’île, et il me parle de Juan de Nova, le premier explorateur qui découvrit Agalega, et d’un colon français, un certain Auguste Leduc qui organisa la production de coprah, aujourd’hui la seule ressource de ces îles. Maintenant, les îles sœurs produisent aussi des bois rares, de l’acajou, du santal, de l’ébène. Il parle de Giquel, l’administrateur colonial, qui fonda l’hôpital et releva l’économie de l’île au début de ce siècle. Je me promets de profiter du temps de l’escale — Bradmer vient de m’annoncer qu’il doit charger une centaine de barils d’huile de coprah — pour visiter ces forêts qui sont, à ce qu’il paraît, les plus belles de l’océan Indien.