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Le repas terminé, je vais m’étendre sur mon lit, dans la petite chambre au bout de la maison. Malgré la fatigue, j’ai du mal à trouver le sommeil. Après toutes ces nuits dans l’étouffement de la cale, le calme de cette chambre m’inquiète, et je sens malgré moi le mouvement des vagues qui me soulève encore. J’ouvre les volets pour respirer l’air de la nuit. Dehors, l’odeur de la terre est lourde, et le chant des crapauds rythme la nuit.

Comme j’ai hâte, déjà, de retrouver le désert de la mer, le bruit des vagues contre l’étrave, le vent vibrant dans les voiles, de sentir la coupure de l’air et de l’eau, la puissance du vide, d’entendre la musique de l’absence. Assis sur la vieille chaise défoncée, devant la fenêtre ouverte, je respire l’odeur du jardin. J’entends la voix de Bradmer, son rire, le rire de la logeuse. Ils ont l’air de bien s’amuser… Qu’importe ! Je crois que je me suis endormi comme cela, le front sur l’appui de la fenêtre.

Lundi matin

Je marche à travers l’île du sud, où se trouve le village : Jointes l’une à l’autre, les îles sœurs qui forment Agalega ne doivent pas excéder le district de la Rivière Noire. Pourtant, cela semble très grand, après ces jours sur le Zeta, où la seule activité consistait à aller de la cale au pont, et de la poupe à la proue. Je marche à travers les plantations de cocos et de palmistes, alignés à perte de vue. Je marche lentement, pieds nus dans la terre mêlée de sable sapée par les galeries des crabes de terre. C’est le silence aussi qui me dépayse. Ici on n’entend plus le bruit de la mer. Seul murmure le vent dans les palmes. Malgré l’heure matinale (quand je suis sorti de l’hôtel, tout le monde dormait encore), la chaleur est déjà lourde. Il n’y a personne dans les allées rectilignes, et s’il n’y avait pas la marque humaine dans cette régularité, je pourrais me croire sur une île déserte.

Mais je me trompe en disant qu’il n’y a personne ici. Depuis que je suis entré dans la plantation, je suis suivi par des yeux inquiets. Ce sont les crabes de terre qui m’observent le long du chemin, se dressent parfois en agitant leurs pinces menaçantes. À un moment, ils m’ont même interdit le passage à plusieurs, et j’ai dû faire un grand détour.

Enfin j’arrive de l’autre côté de la plantation, au nord. Les eaux calmes du lagon me séparent de l’île sœur, moins riche que celle-ci. Sur le rivage, il y a une cabane et un vieux pêcheur qui répare ses filets près de sa pirogue à sec. Il relève la tête pour me regarder, puis il recommence son travail. Sa peau noire brille à la lumière du soleil.

Je décide de retourner vers le village en longeant la côte, par la plage de sable blanc qui entoure presque toute l’île. Ici, je sens le souffle de la mer, mais je ne bénéficie plus de l’ombre des cocos. Le soleil brûle si fort que je dois ôter ma chemise pour m’envelopper la tête et les épaules. Quand j’arrive à l’extrémité de l’île, je ne peux plus attendre. J’enlève tous mes habits et je plonge dans l’eau claire du lagon. Je nage avec délices vers la barrière des récifs, jusqu’à ce que je trouve les couches froides de l’eau, et que le grondement des vagues soit tout proche. Alors je reviens vers la rive très lentement, dérivant presque sans bouger. Les yeux ouverts sous l’eau, je regarde les poissons de toutes les couleurs qui fuient devant moi, je surveille aussi l’ombre des requins. Je sens le flux d’eau froide qui vient de la passe, qui chasse les poissons et les morceaux d’algues.

Quand je suis sur la plage, je m’habille sans me sécher, et je marche pieds nus sur le sable brûlant. Plus loin, je rencontre un groupe d’enfants noirs qui vont à la pêche aux hourites. Ils ont l’âge que nous avions, Denis et moi, quand nous errions du côté de la Rivière Noire. Ils regardent avec étonnement ce « bourzois » aux habits tachés d’eau de mer, aux cheveux et à la barbe remplis de sel. Peut-être me prennent-ils pour un naufragé ? Quand je m’approche d’eux, ils s’enfuient et vont se cacher dans l’ombre de la cocoteraie.

Avant d’entrer dans le village, je secoue mes habits et je peigne mes cheveux pour ne pas faire trop mauvaise impression. De l’autre côté des récifs, je vois les deux mâts de la goélette de Bradmer. Sur la longue digue de corail, les barils d’huile sont alignés, attendant d’être embarqués. Avec la pirogue, les marins font le va-et-vient. Il reste encore une cinquantaine de barils à charger.

De retour à l’hôtel, je déjeune avec le capitaine Bradmer. Il est de bonne humeur ce matin. Il m’annonce que le chargement de l’huile sera terminé cet après-midi, et que nous repartirons demain matin dès l’aube. Pour ne pas avoir à attendre la marée, nous dormirons à bord. Puis, à mon grand étonnement, il me parle de ma famille, de mon père qu’il a connu autrefois à Port Louis.

« J’ai appris le malheur qui l’a frappé, tous ses ennuis, ses dettes. Tout cela est bien triste. Vous étiez à Rivière Noire, n’est-ce pas ? »

« Au Boucan. »

« Oui, c’est cela, derrière Tamarin Estate. Je suis allé chez vous il y a bien longtemps, bien avant votre naissance. C’était du temps de votre grand-père, c’était une belle maison blanche avec un jardin magnifique. Votre père venait de se marier, je me souviens de votre mère, une toute jeune femme avec de beaux cheveux noirs et de beaux yeux. Votre père était très épris d’elle, il avait fait un mariage très romantique. » Après un silence, il ajoute : « Quel dommage que tout ait fini comme cela, le bonheur ne dure pas. » Il regarde à l’autre bout de la varangue le petit jardin où règne un cochon noir, entouré de la basse-cour qui picore. « Oui, c’est dommage… »

Mais il n’en dit pas plus. Comme s’il regrettait de s’être épanché, le capitaine se lève, met son chapeau et sort de la maison. Je l’entends parler dehors avec la logeuse, puis il reparaît :

« Ce soir, monsieur, la pirogue fera son dernier voyage à cinq heures, avant la marée. Soyez sur la digue à cette heure-là. » C’est un ordre plutôt qu’une recommandation.

Je suis donc sur la digue à l’heure dite, après une journée passée à flâner sur l’île sud, du camp à la pointe est, de l’hôpital au cimetière. Je suis impatient d’être à nouveau sur le Zeta, de naviguer vers Rodrigues.

Dans la pirogue qui s’éloigne, il me semble que tous les hommes ressentent cela aussi, ce désir de la haute mer. Cette fois, c’est le capitaine lui-même qui barre la pirogue, et je suis à l’avant. Je vois arriver la barre, les longs rouleaux qui s’écroulent en dressant un mur d’écume. Mon cœur bat la chamade quand l’avant de la pirogue se dresse contre la vague qui déferle. Je suis assourdi par le bruit du ressac, par les cris des oiseaux qui tournoient. « Alley-ho ! » crie le capitaine quand la vague se retire, et sous la poussée des huit avirons, la pirogue se précipite dans l’étroit goulet entre les récifs. Elle bondit par-dessus la vague qui arrive. Pas une goutte d’eau n’est tombée dans la pirogue ! Maintenant, nous glissons sur le bleu profond, vers la silhouette noire du Zeta.

Plus tard, à bord du navire, alors que les hommes sont installés dans la cale pour jouer ou dormir, je regarde la nuit. Sur l’île, des feux brillent, indiquant le camp. Puis la terre s’éteint, disparaît. Il ne reste plus que le néant de la nuit, le bruit des vagues sur les brisants.

Comme presque chaque soir depuis le commencement de ce voyage, je suis couché sur le pont du navire, enveloppé dans ma vieille couverture de cheval, et je regarde les étoiles. Le vent de la mer qui siffle dans le gréement annonce la marée. Je sens les premiers rouleaux qui glissent sous la coque, qui font craquer la charpente du navire. Les chaînes des ancres grincent et gémissent. Dans le ciel, les étoiles brillent d’un éclat fixe. Je les regarde avec attention, je les cherche toutes, ce soir, comme si elles allaient me dire par leurs dessins les secrets de ma destinée. Le Scorpion, Orion et la silhouette légère du Petit Chariot. Près de l’horizon, le navire Argo avec sa voile étroite et sa longue poupe, le Petit Chien, la Licorne. Et surtout, ce soir, celles qui me font ressouvenir des belles nuits du Boucan, les sept feux des Pléiades, dont notre père nous avait fait apprendre par cœur les noms, que nous récitions avec Laure, comme les mots d’une formule magique : Alcyone, Electre, Maïa, Atlas, Taygète, Mérope… Et la dernière, que nous nommions après une hésitation, si petite que nous n’étions pas sûrs de l’avoir vue : Pléïone. J’aime dire leurs noms encore aujourd’hui, à mi-voix, dans la solitude de la nuit, car c’est comme si je savais qu’elles apparaissaient là-bas, dans le ciel du Boucan, par la déchirure d’un nuage.