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« Je ne crois pas que dans cette partie du monde — il montre d’un geste circulaire l’horizon — il y ait eu d’autre fortune que celle que les hommes ont arrachée à la terre et à la mer au prix de la vie de leurs semblables. »

Pendant un instant, je ressens l’envie de lui parler des plans du Corsaire, des papiers que mon père a ramassés et que j’ai recopiés et apportés avec moi dans ma malle, tout cela qui m’a aidé et consolé dans le malheur et la solitude de Forest Side. Mais à quoi bon ? Il ne comprendrait pas. Il a déjà oublié ce qu’il m’a dit, et il se laisse aller aux balancements du navire, les yeux fermés.

Moi aussi, je regarde la mer étincelante, pour ne plus penser à tout cela. Je sens dans tout mon corps le mouvement lent du bateau, qui bouge en traversant les vagues, comme un cheval qui franchit un obstacle.

Je dis encore :

« Merci de cette offre, monsieur. J’y réfléchirai. »

Lui entrouvre les yeux. Peut-être ne sait-il plus de quoi je parle. Il grogne :

« Ahum, bien sûr… Naturellement. » C’est fini. Nous ne nous parlerons plus.

Les jours suivants, le capitaine Bradmer semble avoir changé d’attitude envers moi. Quand le timonier noir descend à fond de cale, le capitaine ne m’invite plus à la barre. C’est lui qui s’installe devant la roue, devant le fauteuil qui a l’air bizarre, ainsi abandonné par son légitime occupant. Quand il est fatigué de barrer, il appelle un marin au hasard, et lui cède la place.

Cela m’est égal. Ici, la mer est si belle que personne ne peut longtemps penser aux autres. Peut-être que l’on devient pareil à l’eau et au ciel, lisses, sans pensée. Peut-être qu’on n’a plus ni raison, ni temps, ni lieu. Chaque jour est semblable à l’autre, chaque nuit se recommence. Dans le ciel nu, le soleil brûlant, les dessins figés des constellations. Le vent ne change pas : il souffle au nord, chassant le navire.

Les amitiés se nouent entre les hommes, se défont. Personne n’a besoin de personne. Sur le pont — car depuis le chargement des barriques d’huile je ne supporte plus d’être enfermé dans la cale — j’ai fait connaissance d’un marin rodriguais, un Noir athlétique et enfantin, du nom de Casimir. Il ne parle que le créole, et un pidgin anglais qu’il a appris en Malaisie. Grâce à ces deux langues, il m’apprend qu’il a fait plusieurs fois la traversée vers l’Europe, et qu’il connaît la France et l’Angleterre. Mais il n’en tire pas vanité. Je l’interroge sur Rodrigues, je lui demande le nom des passes, des îlots, des baies. Connaît-il une montagne qui s’appelle le « Commandeur » ? Il me cite le nom des principales montagnes, Patate, Limon, Quatre Vents, le Piton. Il me parle des « manafs », les Noirs des montagnes, des gens sauvages qui ne viennent jamais sur la côte.

Sur le pont, à cause de la chaleur, les autres marins se sont installés pour la nuit, malgré l’interdiction du capitaine. Ils ne dorment pas. Ils sont allongés les yeux ouverts, ils parlent à voix basse. Ils fument, ils jouent aux dés.

Un soir, juste avant d’arriver à Mahé, il y a une dispute. Un Comorien musulman est pris à partie par un Indien ivre de kandja, pour un motif incompréhensible. Ils s’empoignent par leurs habits, roulent sur le pont. Les autres s’écartent, forment le cercle, comme pour un combat de coqs. Le Comorien est petit et maigre, il a rapidement le dessous, mais l’Indien est tellement ivre qu’il roule à côté de lui et ne parvient plus à se redresser. Les hommes regardent le combat sans rien dire. J’entends la respiration rauque des combattants, le bruit des coups maladroits, leurs grognements. Puis le capitaine sort de la cale, il regarde un instant le combat, et il donne un ordre. C’est Casimir le bon géant qui les sépare. Il les prend en même temps par la ceinture et les soulève comme s’ils n’étaient que de simples ballots de linge, et les dépose chacun à un bout du pont. Comme cela tout rentre dans l’ordre.

Le lendemain soir, nous sommes en vue des îles. Les marins poussent des cris aigus quand ils aperçoivent la terre, une ligne à peine visible, pareille à un nuage sombre sous le ciel. Un peu plus tard les hautes montagnes apparaissent. « C’est Mahé », dit Casimir. Il rit de plaisir. « Là, l’île Platte, et là, Frégate. » Au fur et à mesure que le navire s’approche, d’autres îles apparaissent, parfois si lointaines que le passage d’une vague les dérobe à notre regard. L’île principale grandit devant nous. Bientôt arrivent les premières mouettes, qui tournoient en glapissant. Il y a aussi des frégates, les plus beaux oiseaux que j’aie jamais vus, d’un noir brillant, avec leurs ailes immenses éployées, et leurs longues queues fourchues qui flottent derrière elles. Elles glissent dans le vent au-dessus de nous, vives comme des ombres, faisant crépiter les sacs rouges à la base de leur bec.

C’est ainsi à chaque fois que nous arrivons vers une terre nouvelle. Les oiseaux viennent voir de près ces étrangers. Qu’apportent ces hommes ? Quelle menace de mort ? Ou bien, peut-être, de la nourriture, du poisson, des calmars, ou même quelque cétacé accroché aux flancs du navire ?

L’île de Mahé est devant nous, à deux milles à peine. Je distingue dans la pénombre chaude du crépuscule les rochers blancs de la côte, les anses, les plages de sable, les arbres. Nous remontons la côte est, pour rester dans le vent jusqu’à la pointe la plus au nord, en passant près des deux îlots dont Casimir me dit les noms : Conception, Thérèse, et il rit parce que ce sont des noms de femmes. Les deux mornes sont devant nous, leur sommet encore au soleil.

Après les îlots, le vent faiblit, devient une brise légère, la mer est couleur d’émeraude. Nous sommes tout près de la barrière de corail, frangée d’écume. Les huttes des villages apparaissent, pareilles à des jouets, au milieu des cocos. Casimir énumère les villages pour moi : Bel Ombre, Beau Vallon, Glacis. La nuit tombe, et la chaleur pèse, après tout ce vent. Quand nous arrivons devant la passe, de l’autre côté de l’île, les lumières de Port Victoria brillent déjà. C’est dans la rade, à l’abri des îles, que le capitaine Bradmer donne l’ordre d’amener les voiles et de mouiller l’ancre. Déjà les marins se préparent à mettre la pirogue à la mer. Ils ont hâte d’être à terre. Je décide de dormir sur le pont, enroulé dans ma vieille couverture, à l’endroit que j’aime, d’où je peux voir les étoiles dans le ciel.

Je suis seul à bord avec le timonier noir, et un Comorien silencieux. J’aime cette solitude, ce calme. La nuit est lisse, profonde, la terre est proche et invisible, elle s’interpose comme un nuage, comme un songe. J’écoute le clapotis des vagues contre la coque, et le grincement rythmé de la chaîne d’ancre autour de laquelle le navire pivote dans un sens, puis dans l’autre.

Je pense à Laure, à Mam, si loin maintenant, à l’autre bout de la mer. Est-ce la même nuit qui les recouvre, la même nuit sans bruit ? Je descends dans la cale pour essayer d’écrire une lettre que je pourrais envoyer demain de Port Victoria. À la lueur d’une veilleuse, j’essaie d’écrire. Mais la chaleur est suffocante, il y a l’odeur de l’huile, le crissement des insectes.

Mon corps, mon visage sont ruisselants de sueur. Les mots ne viennent pas. Que pourrais-je écrire ? Laure, elle, m’a prévenu, quand je suis parti : n’écris qu’une seule lettre, pour dire : je reviens. Sinon c’est inutile. C’est elle : tout ou rien. De peur de ne pas tout avoir, elle a choisi le rien, c’est son orgueil.

Puisque je ne peux lui écrire, pour lui dire de loin comme tout est beau, ici, sous le ciel de la nuit, à la dérive sur l’eau lisse de la rade, dans ce bateau abandonné, à quoi bon écrire ? Je remets l’écritoire et le papier dans la malle, que je ferme à clef, et je remonte sur le pont pour respirer. Le timonier noir et le Comorien sont assis près de l’écoutille, ils fument et parlent doucement. Plus tard le timonier s’allongera sur le pont, enveloppé dans un drap qui ressemble à un linceul, les yeux ouverts. Depuis combien d’années n’a-t-il pas dormi ?