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Comme la nuit arrive, le marin de quart sort de la cale, où il a dormi tout l’après-midi, nu dans la chaleur suffocante. Il a seulement revêtu un pagne et son corps brille de sueur. Il s’accroupit à l’avant, en face d’un sabord de pavois, et il urine longuement dans la mer. Puis il va s’asseoir près de moi, le dos appuyé au mât, et il fume. Dans la pénombre, son visage brûlé est éclairé bizarrement par la sclérotique de ses yeux. Nous restons longtemps côte à côte, sans rien nous dire.

Vendredi, je crois

Le capitaine Bradmer avait raison de ne pas chercher à lutter contre le vent du sud. Sitôt la cargaison débarquée, à l’aube, le Zeta a traversé la passe, et devant les îlots il a trouvé le vent d’ouest qui nous permet de retourner. Allégé, toutes ses voiles gonflées, le Zeta file à bonne allure, un peu incliné comme un vrai clipper. La mer sombre est secouée de longues lames qui viennent de l’est, peut-être d’une tempête lointaine, sur les côtes de Malabar. Elles déferlent sur l’étrave et ruissellent sur le pont. Le capitaine a fait verrouiller les écoutilles avant, et les hommes qui ne participent pas à la manœuvre sont descendus à fond de cale. Moi, j’ai pu obtenir de rester sur le pont, à la poupe, peut-être simplement parce que j’ai payé mon passage. Le capitaine Bradmer ne semble pas se soucier des vagues qui balaient le pont jusqu’aux pieds de son fauteuil. Le timonier, jambes écartées, tient la roue de barre, et le bruit de ses paroles se perd dans le vent et le fracas de la mer.

Pendant la moitié du jour le navire court ainsi, penché sous le vent, ruisselant d’écume. Mes oreilles sont pleines du bruit des éléments, cela emplit mon corps et vibre au fond de moi. Je ne peux plus penser à rien d’autre. Je regarde le capitaine accroché aux bras de son fauteuil, son visage rougi par le vent et le soleil, et il me semble qu’il y a dans son expression quelque chose d’inconnu, de violent et d’obstiné, qui inquiète comme la folie. Le Zeta n’est-il pas à la limite de sa résistance ? Les lourdes lames qui le frappent à bâbord le font pencher dangereusement, et malgré le bruit de la mer, j’entends craquer toute la structure du navire. Les hommes se sont réfugiés à l’arrière pour éviter les paquets de mer. Eux aussi regardent droit devant eux, vers la proue, avec le même regard fixe. Tous nous attendons quelque chose, sans savoir quoi, comme si le fait de détourner un instant notre regard pouvait être fatal.

Longtemps nous restons ainsi, pendant des heures, agrippés aux filins, au bastingage, regardant l’étrave plonger dans la mer sombre, écoutant le fracas des vagues et du vent. Les coups de la mer sur le gouvernail sont si forts que le timonier a du mal à tenir la roue de barre. Sur ses bras les veines sont gonflées, et son visage est tendu, presque douloureux. Au-dessus des voiles les nuages d’embrun s’élèvent, fument, éclairés d’arcs-en-ciel. Plusieurs fois je pense à me lever pour demander au capitaine pourquoi nous allons ainsi, avec toute la toile. Mais c’est l’expression dure de son visage qui me retient de le faire, et aussi la peur de tomber.

Soudain, sans raison, Bradmer donne l’ordre d’amener les focs et les voiles d’étai, et de prendre des ris. Pour permettre la manœuvre, le timonier met la barre à bâbord, et le navire se redresse. Les voiles flottent, claquent comme des bannières. Tout est redevenu normal. Quand le Zeta reprend son cap, il va doucement, et ne s’incline plus. Au bruit formidable des voiles succède le sifflement dans les agrès.

Pourtant, Bradmer n’a pas bougé. Son visage est toujours rouge, fermé, son regard ne s’est pas détourné. Maintenant le timonier est allé s’étendre dans la cale, pour se reposer, les yeux ouverts sans ciller sur le plafond noirci. C’est le Rodriguais Casimir qui est à la barre, et j’entends sa voix chantante quand il parle au capitaine. Sur le pont mouillé, les marins ont recommencé leur partie de dés et leurs palabres, comme si rien ne s’était passé. Mais s’est-il vraiment passé quelque chose ? Simplement la folie de ce ciel bleu, de cette mer qui donne le vertige, du vent qui emplit les oreilles, cette solitude, cette violence.

Le Zeta avance facilement, à peine freiné par les vagues. Sous le soleil brûlant de midi, le pont est déjà sec, couvert d’étincelles de sel. L’horizon est immobile, coupant, et la mer féroce. En moi les pensées, les souvenirs reviennent, et je m’aperçois que je parle seul. Mais qui y prend garde ? Ne sommes-nous pas tous ainsi, fous de la mer, Bradmer, le timonier noir, Casimir, et tous les autres ? Qui nous écoute parler ?

En moi les souvenirs reviennent, le secret du trésor au terme de cette route. Mais la mer abolit le temps. Ces vagues, de quel temps viennent-elles ? Ne sont-ce pas celles d’il y a deux cents ans, quand Avery fuyait les côtes de l’Inde avec son butin fabuleux, quand sur cette mer flottait le pavillon blanc de Misson, portant écrit en lettres d’or :

Pro Deo et Libertate

Le vent ne vieillit pas, la mer n’a pas d’âge. Le soleil, le ciel sont éternels.

Je regarde, au loin, chaque tête d’écume. Il me semble que je sais maintenant ce que je suis venu chercher. Il me semble que je vois en moi-même, comme quelqu’un qui aurait reçu un songe.

Saint Brandon

Après ces journées, ces semaines sans rien d’autre à voir que le bleu de la mer et du ciel, et les nuages qui font glisser leur ombre sur les vagues, le marin qui guette à la proue aperçoit, devine plutôt qu’il n’aperçoit, la ligne grise d’une terre, et un nom va et vient sur le pont, « Saint Brandon !… Saint Brandon ! » et c’est comme si nous n’avions jamais rien entendu d’aussi important de notre vie. Tout le monde se penche sur le bastingage, cherche à voir. Derrière la roue de barre, le timonier plisse les yeux, son visage est tendu, anxieux. « Nous y serons avant la nuit », dit Bradmer. Sa voix est pleine d’une impatience enfantine.

« C’est vraiment Saint Brandon ? »

Ma question le surprend. Il répond avec brusquerie :

« Que voulez-vous que ce soit ? Il n’y a pas d’autre terre à moins de quatre cents milles, sauf Tromelin qui est derrière nous, et Nazareth, un tas de rochers à fleur d’eau, au nord-ouest. » Il ajoute tout de suite : « Oui, c’est bien Saint Brandon. » C’est le timonier surtout qui regarde les îles, et je me souviens de ce qu’il racontait, l’eau couleur de ciel, où sont les plus beaux poissons du monde, les tortues, les peuples d’oiseaux de mer. Les îles où ne vont pas les femmes, et la légende de celle que la tempête avait emportée.

Mais le timonier ne parle pas. Il pilote le navire vers la ligne encore sombre qui apparaît au sud-est. Il veut arriver là-bas avant la nuit, franchir la passe. Tous, nous regardons dans la même direction, avec impatience.

Le soleil touche l’horizon quand nous entrons dans les eaux de l’archipel. Soudain les fonds deviennent clairs. Le vent faiblit. La lumière du soleil est plus douce, plus diffuse. Les îles s’écartent devant la proue du navire, elles sont aussi nombreuses qu’un troupeau de cétacés. En fait, c’est une seule grande île circulaire, un anneau dont émergent quelques îlots de corail sans végétation. Est-ce là le paradis dont parlait le Comorien ? Mais au fur et à mesure que nous entrons dans l’atoll, nous ressentons ce qu’il y a d’étrange ici. Une paix, une lenteur que je n’ai ressenties nulle part ailleurs, qui viennent de la transparence de l’eau, de la pureté du ciel, du silence.