Est-ce la réverbération du soleil sur les miroirs mouvants des vagues qui m’a troublé la raison ? II me semble être hors du temps, dans un autre monde, si différent, si loin de tout ce que j’ai connu, que jamais plus je ne pourrai retrouver ce que j’ai laissé. C’est pour cela que je sens ce vertige, cette nausée : j’ai peur d’abandonner ce que j’ai été, sans espoir de retour. Chaque heure, chaque jour qui passe est semblable aux vagues de la mer qui courent contre l’étrave, soulèvent brièvement la coque, puis disparaissent dans le sillage. Chacune m’éloigne du temps que j’aime, de la voix de Mam, de la présence de Laure.
Le capitaine Bradmer est venu vers moi ce matin, à la poupe du navire :
« Demain ou après-demain, nous serons à Rodrigues. »
Je répète :
« Demain ou après-demain ? »
« Demain, si le vent se maintient. »
Ainsi le voyage s’achève. Pour cela sans doute tout me semble différent.
Les hommes ont fini la provision de viande. Pour moi, je me suis contenté du riz épicé, cette chair me faisant horreur. Chaque soir, depuis quelques jours, je sens venir la fièvre. Enroulé dans ma couverture, je grelotte à fond de cale, malgré la chaleur torride. Que faire, si mon corps m’abandonne ? Dans la malle, j’ai trouvé le flacon de quinine acheté avant de partir, et j’avale un cachet avec ma salive.
La nuit est tombée sans que je m’en rende compte.
Tard dans la nuit, je m’éveille le corps en sueur. À côté de moi, assis en tailleur et le dos appuyé contre la coque, un homme au visage noir que la lumière de la veilleuse éclaire étrangement. Je me redresse sur un coude, et je reconnais le timonier, ses yeux fixes. De sa voix chantonnante, il me parle, mais je ne comprends pas bien le sens de ses paroles. J’entends qu’il me pose des questions sur le trésor que je vais chercher à Rodrigues. Comment le sait-il ? C’est sans doute le capitaine Bradmer qui le lui a dit. Il interroge, et je ne lui réponds pas, mais cela ne le déroute pas. Il attend, puis il pose une autre question, une autre encore. Enfin, cela cesse de l’intéresser, et il se met à parler de Saint Brandon, où il viendra pour mourir, à ce qu’il dit. J’imagine son corps étendu au milieu des carapaces des tortues. Je me rendors bercé par le son de ses paroles.
En vue de Rodrigues
L’île apparaît sur la ligne de l’horizon. Elle surgit de la mer, dans le ciel jaune du soir, avec ses hautes montagnes bleues sur l’eau sombre. Peut-être que ce sont les oiseaux de mer qui m’ont alerté d’abord, en criant au-dessus de nous.
Je vais à la proue, pour mieux voir. Les voiles gonflées par le vent d’ouest font courir l’étrave après les vagues. Le navire tombe dans les creux, se relève. L’horizon est très net, tendu. L’île monte et descend derrière les vagues, et les sommets des montagnes semblent nés du fond de l’océan.
Jamais aucune terre ne m’a donné cette impression : cela ressemble aux pics des Trois Mamelles, plus hauts encore, cela forme un mur infranchissable. Casimir est à côté de moi à l’avant. Il est heureux de m’annoncer les montagnes, de dire leurs noms.
Le soleil est caché derrière l’île maintenant. Les hautes montagnes se détachent avec violence contre le ciel pâle.
Le capitaine fait réduire les voiles. Les hommes montent aux vergues pour prendre les ris. Nous allons à la vitesse des vagues, vers l’île sombre, les focs brillant à la lumière du crépuscule comme les ailes des oiseaux de mer. Je sens grandir en moi l’émotion, tandis que le navire s’approche de la côte. Quelque chose s’achève, la liberté, le bonheur de la mer. Maintenant il va falloir chercher asile, parler, interroger, être au contact de la terre.
La nuit tombe très lentement. Maintenant, nous sommes dans l’ombre des hautes montagnes. Vers sept heures, nous franchissons la passe, vers le fanal rouge allumé au bout de la jetée. Le navire longe les récifs. J’entends la voix d’un marin qui sonde à tribord, et crie les chiffres : « Dix-sept, dix-sept, seize, quinze, quinze… »
Au bout du chenal, commence la jetée de pierre.
J’entends l’ancre tomber à l’eau, dévider la chaîne. Le Zeta est immobile le long du quai, et sans attendre la coupée, les hommes sautent à terre, parlent bruyamment à la foule qui attend. Je suis debout sur le pont, pour la première fois depuis des jours, des mois peut-être, je suis habillé, j’ai enfilé mes chaussures. Ma cantine est prête, à mes pieds. Le Zeta part dès demain, après midi, quand l’échange des marchandises sera fini.
Je dis adieu au capitaine Bradmer. Il me serre la main, visiblement ne sait pas quoi dire. C’est moi qui lui souhaite bonne chance. Le timonier noir est déjà à fond de cale, il doit être allongé, ses yeux fixes regardant le plafond enfumé.
Sur le quai, les rafales de vent me font tituber, à cause du poids de la cantine sur l’épaule. Je me retourne, je regarde encore la silhouette du Zeta contre le ciel pâle, avec ses mâts inclinés et le réseau de ses cordages. Peut-être que je devrais retourner sur mes pas, remonter à bord. Dans quatre jours, je serais à Port Louis, je prendrais le train, je marcherais sous la pluie fine vers la maison de Forest Side, j’entendrais la voix de Mam, je verrais Laure.
Un homme m’attend sur le quai. Je reconnais à la lueur du fanal la silhouette athlétique de Casimir. Il prend ma cantine et marche avec moi. Il va me montrer le seul hôtel de l’île, près de Government House, un hôtel tenu par un Chinois, il paraît qu’on peut y manger aussi. Je marche derrière lui, dans la nuit, à travers les ruelles de Port Mathurin. Je suis à Rodrigues.
Rodrigues, Anse aux Anglais, 1911
C’est comme cela qu’un matin de l’hiver 1911 (en août, je crois, ou au début septembre) j’arrive sur les collines qui dominent l’Anse aux Anglais, où va s’accomplir toute ma recherche.
Depuis des semaines, des mois, j’ai parcouru Rodrigues, depuis le sud où s’ouvre l’autre passe, devant l’île Gombrani, jusqu’au chaos de laves noires de la baie Malgache, au nord, en passant par les hautes montagnes du centre de l’île, à Mangues, à Patate, à Montagne Bon Die. Ce sont les notes recopiées sur le livre de Pingre qui m’ont guidé. « À l’est du Grand Port, écrit-il en 1761, on ne trouvoit plus assez d’eau pour porter notre pirogue, ou bien cette eau communiquant avec la pleine mer étoit trop agitée pour porter un bâtiment aussi fragile. M. de Pingre renvoya donc les pirogues par le chemin qui les avoit amenées, avec ordre de venir nous rejoindre le lendemain à l’Enfoncement des Grandes Pierres à Chaux… » Et ailleurs : « Les montagnes des Quatre Passes sont à pic, et comme il n’y a là presque point de récifs, et que la côte est directement exposée au vent, la mer bat si violemment contre la côte qu’il y auroit plus que de l’imprudence à hazarder de franchir ce passage. » Lue à la lumière tremblante de ma bougie, dans la chambre de l’hôtel à Port Mathurin, la relation de Pingre me rappelle la fameuse lettre écrite par un vieux marin emprisonné à la Bastille, et qui avait mis mon père sur la piste du trésor : « Sur la côte ouest de l’île, à un endroit où la mer bat en côte, se trouve une rivière. Suivez la rivière, vous trouverez une source, contre la source un tamarinier. À dix-huit pieds du tamarinier commencent les maçonneries qui cachent un immense trésor. »