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Depuis plus d’un an c’est Mam qui nous enseigne, parce que nous n’avons plus d’autre maîtresse. Autrefois, je m’en souviens à peine, il y avait une maîtresse qui venait de Floréal trois fois par semaine. Mais la ruine progressive de mon père ne permet plus ce luxe. Mon père voulait nous mettre en pension, mais Mam n’a pas voulu, elle a dit que nous étions trop jeunes, Laure et moi. Alors c’est elle qui se charge de notre éducation, chaque jour, le soir, parfois le matin. Elle nous enseigne ce dont nous avons besoin : l’écriture, la grammaire, un peu de calcul, et l’histoire sainte. Mon père, au début, doutait de la valeur de cet enseignement. Mais un jour, Joseph Lestang, qui est premier maître au Collège Royal, s’est étonné de nos connaissances. Il a même dit à mon père que nous étions très en avance pour notre âge, et depuis mon père a tout à fait accepté cet enseignement.

Pourtant, je ne pourrais pas dire aujourd’hui ce qu’était vraiment cet enseignement. Nous vivions alors, mon père, Mam, Laure et moi, enfermés dans notre monde, dans cet Enfoncement du Boucan limité à l’est par les pics déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les immenses plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière Noire, et à l’ouest, par la mer. Le soir, quand les martins jacassent dans les grands arbres du jardin, il y a la voix douce et jeune de Mam en train de dicter un poème, ou de réciter une prière. Que dit-elle ? Je ne sais plus. Le sens de ses paroles a disparu, comme les cris des oiseaux et la rumeur du vent de la mer. Seule reste la musique, douce, légère presque insaisissable, unie à la lumière sur le feuillage des arbres, à l’ombre de la varangue, au parfum du soir.

Je l’écoute sans me lasser. J’entends vibrer sa voix, en même temps que le chant des oiseaux. Parfois je suis du regard un vol d’étourneaux, comme si leur passage entre les arbres, vers les cachettes des montagnes, expliquait la leçon de Mam. Elle, de temps à autre, me fait revenir sur terre, en prononçant lentement mon nom, comme elle sait le faire, si lentement que je m’arrête de respirer :

« Alexis… ? Alexis ? »

Elle est la seule, avec Denis, à m’appeler par mon prénom. Les autres disent, peut-être parce que c’est Laure qui en a eu la première ridée : Ali. Mon père, lui, ne prononce jamais aucun prénom, sauf peut-être celui de Mam, comme je l’ai entendu, une ou deux fois. Il disait doucement : Anne, Anne. Et alors j’avais compris : « Âme. » Ou peut-être qu’il disait vraiment : âme, avec une voix douce et grave qu’il n’avait qu’en lui parlant. Il l’aimait vraiment beaucoup.

Mam est belle en ce temps-là, je ne saurais dire à quel point elle est belle. J’entends le son de sa voix, et je pense tout de suite à cette lumière du soir au Boucan, sous la varangue, entouré des reflets des bambous, et au ciel clair traversé par les bandes de martins. Je crois que toute la beauté de cet instant vient d’elle, de ses cheveux épais et bouclés, d’un brun un peu fauve qui capte la moindre étincelle de lumière, de ses yeux bleus, de son visage encore si plein, si jeune, de ses longues mains fortes de pianiste. Il y a tant de calme, de simplicité en elle, tant de lumière. Je regarde à la dérobée ma sœur Laure assise très droite sur sa chaise, les poignets appuyés sur le rebord de la table, devant le livre d’arithmétique et le cahier blanc qu’elle tient ouvert du bout des doigts de la main gauche. Elle écrit avec application, la tête un peu inclinée sur l’épaule gauche, son épaisse chevelure noire barrant d’un côté son visage d’Indienne. Elle ne ressemble pas à Mam, il n’y a rien de commun entre elles, mais Laure la regarde de ses yeux noirs, brillants comme des pierres, et je sais qu’elle ressent la même admiration que moi, la même ferveur. Le soir est long alors, la lumière dorée du crépuscule décline imperceptiblement sur le jardin, entraînant les vols d’oiseaux, emportant au loin les cris des travailleurs dans les champs, la rumeur des attelages sur les routes des cannes.

Chaque soir, il y a une leçon différente, une poésie, un conte, un problème nouveaux, et pourtant aujourd’hui, il me semble que c’est sans cesse la même leçon, interrompue par les aventures brûlantes du jour, par les errances jusqu’au rivage de la mer, ou par les rêves de la nuit. Quand tout cela existe-t-il ? Mam, penchée sur la table, nous explique le calcul en disposant devant nous des tas de haricots. « Trois ici, dont je prends deux, cela fait deux tiers. Huit ici, et j’en mets cinq de côté, cela fait cinq huitièmes… Dix ici, j’en prends neuf, combien cela fait-il ? » Je suis assis devant elle, je regarde ses longues mains aux doigts effilés, que je connais si bien, un par un. L’index de la main gauche, très fort, et le médian, et l’annulaire cerclé d’un fin liseré d’or, usé par l’eau et par le temps. Les doigts de la main droite, plus grands, plus durs, moins fins, et l’auriculaire qu’elle sait lever très haut quand ses autres doigts courent sur le clavier d’ivoire, mais qui tout à coup frappe une note aiguë. « Alexis, tu n’écoutes pas… Tu n’écoutes jamais les leçons d’arithmétique. Tu ne pourras pas entrer au Collège Royal. » Est-ce qu’elle dit cela ? Non, je ne crois pas, c’est Laure qui l’invente, elle est toujours si appliquée, si consciencieuse pour faire des tas de haricots, parce que c’est sa façon à elle d’exprimer son amour pour Mam.

Je me rattrape avec les dictées. C’est l’instant de l’après-midi que je préfère quand, penché sur la page blanche de mon cahier, tenant la plume à la main, j’attends que vienne la voix de Mam, inventant les mots un à un, très lentement, comme si elle nous les donnait, comme si elle les dessinait avec les inflexions des syllabes. Il y a les mots difficiles, qu’elle a choisis avec soin, car c’est elle qui invente les textes de nos dictées : « charrette », « soupirail », « arc-en-ciel », « cavalcade », « attelle », « gué », « apercevoir », et bien sûr, de temps en temps, pour nous faire rire, les « poux », les « choux », les « hiboux » et les « bijoux ». J’écris sans me presser, le mieux que je peux, pour faire durer le temps où résonne la voix de Mam dans le silence de la feuille blanche, dans l’attente aussi du moment où elle me dira, avec un petit signe de tête, comme si c’était la première fois qu’elle le remarquait :

« Tu as une jolie écriture. »

Ensuite elle relit, mais à son rythme, en marquant un léger arrêt pour les virgules, un silence pour les points. Cela non plus ne peut pas s’arrêter, c’est une longue histoire qu’elle raconte, soir après soir, où reviennent les mêmes mots, la même musique, mais brouillés et distribués autrement. La nuit, couché sur mon lit de camp sous le voile de la moustiquaire, juste avant de m’endormir, écoutant les bruits familiers, la voix grave de mon père qui lit un article du journal, ou qui converse avec Mam et la tante Adélaïde, le rire léger de Mam, les voix éloignées des Noirs assis sous les arbres, guettant le bruit du vent de la mer dans les aiguilles des filaos, c’est cette même interminable histoire qui me revient, pleine de mots et de sons, dictée lentement par Mam, quelquefois l’ac-cent aigu qu’elle met sur une syllabe, ou le silence très long qui fait grandir un mot, et la lumière de son regard brille sur ces phrases incompréhensibles et belles. Je crois que je ne m’endors que lorsque j’ai vu briller cette lumière, quand j’ai perçu cette étincelle. Un mot, rien qu’un mot, que j’emporte avec moi dans le sommeil.