Très tôt ce matin, j’ai marché le long de la côte, avec une sorte de hâte fiévreuse. J’ai traversé le pont Jenner, qui marque les limites de Port Mathurin. Plus loin, j’ai franchi à gué la rivière Bambous, devant le petit cimetière. À partir de là, il n’y a plus de maisons, et le chemin le long de la côte se resserre. Sur la droite, j’emprunte la route qui monte vers les bâtiments de la Cable & Wireless, la compagnie anglaise du télégraphe, au sommet de la pointe Vénus.
J’ai contourné les bâtiments du télégraphe, peut-être par crainte de rencontrer un de ces Anglais, qui font un peu peur aux gens de Rodrigues.
Le cœur battant, je vais jusqu’au sommet de la colline. C’est bien là, j’en suis sûr maintenant, que Pingre est venu en 1761 pour observer le transit de la planète Vénus, avant les astronomes qui accompagnaient le lieutenant Neate en 1874, et qui ont donné son nom à la pointe Vénus.
Le vent violent de l’est me fait tituber. Au pied de la falaise, je vois les courtes vagues venues de l’océan qui traversent la passe. Juste au-dessous de moi, ce sont les bâtiments de la Cable & Wireless, longues baraques de bois peintes en gris et blindées de plaques de tôle boulonnées comme des paquebots. Un peu plus haut, parmi les vacoas, j’aperçois la maison blanche du directeur, sa varangue où sont tirés les stores. À cette heure, les bureaux du télégraphe sont encore fermés. Seul, un Noir assis sur les marches d’un hangar fume sans me regarder.
Je continue à travers les broussailles. Bientôt j’arrive au bord de la falaise, et je découvre la grande vallée. Je comprends d’un seul coup que j’ai enfin trouvé l’endroit que je cherchais.
L’Anse aux Anglais s’ouvre largement sur la mer, de chaque côté de l’estuaire de la rivière Roseaux. De là où je suis, je vois toute l’étendue de la vallée, jusqu’aux montagnes. Je distingue chaque buisson, chaque arbre, chaque pierre. Il n’y a personne dans la vallée, pas une maison, pas une trace humaine. Seulement les pierres, le sable, le mince filet d’eau de la rivière, les touffes de la végétation désertique. Mon regard suit le cours du ruisseau jusqu’au fond de la vallée, où se dressent les hautes montagnes encore sombres. Je pense un instant au ravin de Mananava, quand avec Denis je m’arrêtais, comme au seuil d’un territoire interdit, guettant le cri grêle des pailles-en-queue.
Ici, il n’y a pas d’oiseaux dans le ciel. Seulement les nuages qui surgissent de la mer, au nord, et filent vers les montagnes, en faisant courir leurs ombres sur le fond de la vallée.
Je reste longtemps debout en haut de la falaise, dans le vent violent. Je cherche un passage pour descendre. Là où je suis, c’est impossible. Les rochers sont à pic au-dessus de l’estuaire de la rivière. Je remonte vers le haut de la colline, en me frayant un passage à travers les broussailles. Le vent passe à travers les feuilles des vacoas en faisant un gémissement qui augmente encore l’impression de solitude de cet endroit.
Un peu avant d’arriver au sommet de la colline, je trouve un passage : c’est un éboulis qui descend jusqu’à la vallée.
Maintenant, je marche dans la vallée de la rivière Roseaux, sans savoir où aller. Vue d’ici, la vallée semble large, limitée au loin par les collines noires et par les hautes montagnes. Le vent du nord qui entre par l’embouchure de la rivière apporte la rumeur de la mer, soulève de petits tourbillons de sable pareil à de la cendre, qui m’ont fait croire un instant à l’arrivée de gens à cheval. Mais ici le silence est étrange, à cause de toute cette lumière.
De l’autre côté des collines de la Pointe Vénus, il y a la vie bruyante de Port Mathurin, le marché, le va-et-vient des pirogues dans la baie Lascars. Et ici, tout est silencieux, comme sur une île déserte. Que vais-je trouver ici ? Qui m’attend ?
Jusqu’à la fin du jour je marche dans le fond de la vallée, au hasard. Je veux comprendre où je suis. Je veux comprendre pourquoi je suis venu jusqu’ici, ce qui m’a inquiété, alerté. Sur le sable sec des plages de la rivière, à l’aide d’une brindille, je trace le plan de la vallée : l’entrée de l’Anse, flanquée à l’est et à l’ouest par les grands rochers basaltiques. Le cours de la rivière Roseaux, remontant en ligne presque droite vers le sud, puis s’incurvant avant de s’engager dans les gorges, entre les montagnes. Je n’ai pas besoin de comparer avec le plan du Corsaire, tel qu’il figure dans les documents de mon père : je suis bien sur le lieu même du trésor.
De nouveau, je ressens l’ivresse, le vertige. Il y a tant de silence ici, tant de solitude ! Seul le passage du vent dans les rochers et les broussailles, apportant la rumeur lointaine de la mer sur les récifs, mais c’est le bruit du monde sans hommes. Les nuages courent dans le ciel éblouissant, fument, disparaissent derrière les collines. Je ne peux plus garder le secret pour moi ! Je voudrais crier, de toutes mes forces, pour qu’on m’entende, au-delà de ces collines, plus loin même que cette île, de l’autre côté de la mer, jusqu’à Forest Side, et que mon cri traverse les murs et aille jusqu’au cœur de Laure.
Ai-je crié vraiment ? Je ne sais, ma vie est déjà semblable à ces rêves où le désir et sa réalisation ne font qu’un. Je cours dans le fond de la vallée, je bondis par-dessus les roches noires, par-dessus les ruisseaux, je cours le plus vite que je peux à travers les broussailles, au milieu des tamariniers brûlés par le soleil. Je ne sais pas où je vais, je cours comme si je tombais, écoutant le bruit du vent dans mes oreilles. Puis je tombe sur la terre grise, sur les pierres aiguës, sans même ressentir la douleur, hors d’haleine, le corps trempé de sueur. Je reste longtemps couché sur la terre, la tête tournée vers les nuages qui fuient toujours vers le sud.
Maintenant je sais où je suis. J’ai trouvé le lieu que je cherchais. Après ces mois d’errance, je ressens une paix, une ardeur nouvelle. Les jours qui ont suivi ma découverte de l’Anse aux Anglais, j’ai préparé mes recherches. Chez Jérémie Biram à Douglas Street, j’ai acheté les objets indispensables : un pic, une pelle, de la corde, une lampe tempête, de la toile à voile, du savon, et des provisions de bouche. J’ai complété la panoplie de l’explorateur avec un de ces grands chapeaux de fibre de vacoa que portent ici les manafs, les Noirs des montagnes. Pour le reste, j’ai décidé que les quelques habits que je possède et ma vieille couverture de cheval devraient suffire. J’ai déposé le maigre argent qui me reste à la banque Barclay’s, dont le gérant, un Anglais serviable au visage parcheminé, se contente de noter que je suis venu à Rodrigues pour affaires, et me propose, comme il est représentant de la compagnie postale Elias Mallac, de garder mon courrier.
Quand tous mes préparatifs sont terminés, comme chaque midi je vais chez le Chinois manger du riz et du poisson. Il sait que je pars, et il vient me voir à ma table après le repas. Il ne me pose pas de questions à propos de mon départ. Comme la plupart des gens que j’ai rencontrés à Rodrigues, il croit que je vais laver les ruisseaux des montagnes à la recherche d’or. Je me suis bien gardé de démentir ces bruits. Il y a quelques jours, comme j’achevais mon dîner dans cette même salle, deux hommes ont demandé à me parler, deux Rodriguais. D’emblée, ils ont ouvert devant moi une petite bourse de peau et ont fait couler sur la table un peu de terre noire mêlée de parcelles brillantes. « Est-ce que c’est de l’or, monsieur ? » J’ai tout de suite reconnu, grâce aux leçons de mon père, la pyrite de cuivre qui a trompé tant de prospecteurs, et qu’on appelle pour cela « l’or du sot ». Les deux hommes me regardaient avec anxiété à la lumière de la lampe à huile. Je n’ai pas voulu les décevoir trop brutalement : « Non, ce n’est pas de l’or, mais cela annonce peut-être que vous allez en trouver. » Je leur ai conseillé aussi de se procurer un flacon d’eau régale pour ne pas risquer les erreurs. Ils sont repartis, à moitié satisfaits, avec leur bourse de cuir. C’est comme cela, je crois, que j’ai acquis la réputation d’être un prospecteur.