Chaque matin, je reprends l’exploration, avec les plans que j’ai établis la veille. Je vais d’un repère à l’autre, en mesurant la vallée à l’aide de mon théodolite, puis je reviens en traçant un arc de cercle de plus en plus grand, pour examiner chaque arpent de terrain. Bientôt le soleil brille, allume ses étincelles de lumière sur les roches aiguës, dessine les ombres. Sous le soleil de midi, la vallée change d’aspect. Elle est alors un endroit très dur, hostile, hérissé de pointes et d’épines. La chaleur monte à cause de la réverbération du soleil, malgré les rafales de vent. Je sens sur mon visage la brûlure d’un four, et je titube au fond de la vallée, les yeux pleins de larmes.
Je dois m’arrêter, attendre. Je vais jusqu’à la rivière, pour boire un peu d’eau au creux de ma main. Je m’assois à l’ombre d’un tamarinier, le dos appuyé contre les racines dénudées par les crues. J’attends, sans bouger, sans penser à rien, tandis que le soleil tourne autour de l’arbre et commence sa chute vers les collines noires.
Parfois encore, je crois voir ces ombres, ces silhouettes fugitives, en haut des collines. Je marche sur le lit de la rivière, les yeux brûlants. Mais les ombres s’effacent, elles retournent dans leurs cachettes, elles se confondent avec les troncs noirs des tamariniers. C’est cette heure que je crains surtout, quand le silence et la lumière pèsent sur ma tête, et que le vent est comme un couteau chauffé.
Je reste à l’ombre du vieux tamarinier, près de la rivière. C’est lui que j’ai vu en premier, quand je me suis réveillé, en haut, sur le promontoire. Je suis allé vers lui, et je pensais peut-être à la lettre du trésor qui parle de ce tamarinier, près de la source. Mais il m’a semblé alors le véritable maître de cette vallée. Il n’est pas très grand, et pourtant, lorsqu’on est à l’abri de ses branches, dans son ombre, on sent une paix profonde. Maintenant je connais bien son tronc noueux, noirci par le temps, le soleil et la sécheresse, ses branches tortueuses, qui portent le feuillage aux fines dentelures si léger, si jeune. Sur le sol, autour de lui, sont les longues gousses dorées gonflées de graines. Chaque jour, je viens là avec mes cahiers et mes crayons, et je suce les graines acides en réfléchissant à de nouveaux plans, loin de la chaleur torride qui règne sous ma tente.
J’essaye de situer les lignes parallèles et les cinq points qui ont servi de repères sur le plan du Corsaire. Les points étaient certainement les sommets des montagnes qu’on aperçoit à l’entrée de l’Anse. Le soir, avant la nuit, je suis allé jusqu’à l’embouchure de la rivière, et j’ai vu les sommets des montagnes encore éclairés par le soleil, et j’ai senti à nouveau cette émotion, comme si quelque chose allait apparaître.
Sur le papier je trace sans cesse les mêmes lignes : la courbe de la rivière que je connais, puis la vallée rectiligne qui s’enfonce entre les montagnes. Les collines, de chaque côté, sont des forteresses de basalte au-dessus de la vallée.
Aujourd’hui, quand le soleil décline, je décide de remonter le flanc de la colline de l’est, à la recherche des marques des « organeaux » laissées par le Corsaire. S’il est réellement venu ici, comme cela semble de plus en plus clair, il est impossible que le marin n’ait pas laissé ces marques sur les rochers de la falaise, ou sur quelque pierre à demeure. La pente du glacis est plus praticable de ce côté, mais le sommet recule au fur et à mesure que je grimpe. Ce qui, vu de loin, me semblait une paroi unie, est une série de marches qui me désorientent. Bientôt je suis si loin de l’autre versant que j’ai du mal à distinguer la tache blanche de la voile qui me sert d’abri. Le fond de la vallée est un désert gris et vert parsemé de blocs noirs, où le lit de la rivière disparaît. À l’entrée de la vallée, je vois la haute falaise de la pointe Vénus. Comme je suis seul ici, bien que les hommes soient proches ! C’est peut-être cela qui m’inquiète le plus : je pourrais mourir ici, personne ne s’en apercevrait. Peut-être un pêcheur d’hourites verrait un jour les restes de mon bivouac et viendrait. Ou bien tout serait emporté par les eaux et par le vent, confondu avec les pierres et les arbres brûlés.
Je regarde attentivement la colline ouest, en face de moi. Est-ce une illusion ? Je vois un M majuscule sculpté dans la roche, un peu au-dessus de la pointe Vénus. À la lumière frisante du crépuscule, il paraît avec netteté, comme fracturé dans la montagne par une main géante. Plus loin, au sommet d’un piton, il y a une tour en pierres à demi ruinée, que je n’avais pas vue en installant mon campement juste en dessous.
La découverte de ces deux repères me trouble. Sans attendre, je dévale la pente de la colline, et je traverse la vallée en courant, pour arriver avant la nuit. Je traverse le cours d’eau de la rivière Roseaux en faisant jaillir l’eau fraîche, puis je remonte la colline de l’ouest, par l’éboulis que j’ai emprunté la première fois.
Arrivé en haut de la pente, je cherche en vain le dessin du « M » : il s’est défait devant moi. Les pans de rocher qui formaient les jambes du « M » se sont écartés, et au centre, il y a une sorte de plateau où croissent des arbustes bousculés par le vent. Tandis que j’avance, penché pour lutter contre les bourrasques, j’entends des pierres s’écrouler. Entre les euphorbes et les vacoas, je crois apercevoir des formes brunes qui s’échappent. Ce sont des cabris sauvages, peut-être échappés d’un troupeau de manafs.
Enfin, j’arrive devant la tour. Au sommet de la falaise, elle surplombe la vallée déjà dans l’ombre. Comment ne l’ai-je pas vue depuis mon arrivée ? C’est une tour écroulée sur un côté, faite de larges blocs de basalte assemblés sans mortier. D’un côté, il y a les restes d’une porte, ou d’une meurtrière. J’entre à l’intérieur de la ruine, je m’accroupis pour m’abriter du vent. Par l’ouverture, je vois la mer. Dans le crépuscule, elle est sans fin, d’un bleu imprégné de violence, voilée à l’horizon par la brume grise qui la confond avec le ciel.
Du haut de la falaise, on embrasse la mer depuis la rade de Port Mathurin jusqu’à la pointe est de l’île. Je comprends alors que cette tour bâtie à la hâte n’est ici que pour surveiller la mer et prévenir l’arrivée d’ennemis. Qui a fait construire cette vigie ? Ce ne peut être l’Amirauté britannique, qui ne craignait plus rien de la mer, étant maîtresse de la route des Indes. D’ailleurs, ni la marine anglaise, ni celle du roi de France n’auraient fait une construction aussi précaire, aussi isolée. Pingre ne parle pas de cette construction dans le récit de son voyage, lors de la première observation du transit de Vénus en 1761. En revanche, je me souviens maintenant du premier camp anglais à la pointe Vénus, en 1810, sur le site du futur observatoire, là où je suis, précisément. Le Mauritius Almanach, lu à la bibliothèque Carnegie, parlait d’une petite « batterie » construite à l’intérieur de la gorge, surveillant la mer. Tandis que la nuit tombe, mon esprit fonctionne avec une sorte de hâte nerveuse, comme dans ces rêveries qui conduisent au sommeil. Pour moi-même, je récite à voix haute les phrases que j’ai lues si souvent dans la lettre de Nageon de Lestang, écrite d’une main longue et penchée sur un papier déchiré :
« Pour une première marque, prenez une pierre de pgt
En prendre la 2° V, là faire Sud Nord,