un cullot de même.
Et de la source Est faire un angle comme un organeau
La marque sur la plage de la source.
Pour e/o passez à la gauche
Pour là chacun de la marque BnShe
Là frottez contre la passe, sur quoi trouverez que pensez.
Cherchez : : S
Faire x — 1 do m de la diagonale dans la direction
du Comble du Commandeur. »
Je suis en ce moment assis sur les ruines de la vigie du Comble du Commandeur, tandis que l’ombre emplit déjà la vallée. Je ne sens plus la fatigue, ni les coups du vent froid, ni la solitude. Je viens de découvrir la première marque du Corsaire inconnu.
Les jours qui ont suivi la découverte du Comble du Commandeur, j’ai parcouru le fond de la vallée, en proie à une fièvre qui allait par instants jusqu’au délire. Je me souviens (bien que cela se trouble et s’échappe comme un rêve) de ces journées brûlantes sous le soleil d’avril, à l’époque des grands cyclones, je m’en souviens comme d’une chute dans un vide vertical, et de la brûlure de l’air quand ma poitrine soulève un poids de souffrance. De l’aube au crépuscule, je suis la marche du soleil dans le ciel, des collines solitaires de l’est jusqu’aux montagnes qui dominent le centre de l’île. Je vais à la manière du soleil, en arc de cercle, le pic sur l’épaule, mesurant au théodolite les accidents du terrain qui sont mes seuls points de repère. Je vois l’ombre des arbres girer lentement, s’allonger sur la terre. La chaleur du soleil me brûle à travers mes habits, et continue de me brûler au long des nuits, m’empêchant de dormir, se mêlant au froid qui sort de la terre. Certains soirs, je suis si fatigué de marcher que je me couche là où me prend la nuit, entre deux blocs de lave, et que je dors jusqu’au matin, quand la faim et la soif me réveillent.
Une nuit, je me réveille au centre de la vallée, je sens sur moi le souffle de la mer. Sur mon visage, dans mes yeux, il y a encore la tache éblouissante du soleil. C’est une nuit de lune noire, comme disait mon père autrefois. Les étoiles emplissent le ciel, et je les contemple, pris par cette folie. Je parle tout haut, je dis : je vois le dessin, il est là, je le vois. Le plan du Corsaire inconnu n’est autre que le dessin de la Croix du Sud et de ses « suiveuses », les « belles de nuit ». Sur l’étendue immense de la vallée, je vois briller les pierres de lave. Elles sont allumées comme des étoiles dans l’ombre poussiéreuse. Je marche vers elles, les yeux agrandis, je sens sur mon visage la braise de leurs lumières. La soif, la faim, la solitude tourbillonnent en moi, de plus en plus vite. J’entends une voix qui parle, avec les intonations de mon père. Cela me rassure d’abord puis me fait frissonner, car je m’aperçois que c’est moi qui parle. Pour ne pas tomber, je m’assois sur la terre, près du grand tamarinier qui m’abrite le jour. Le frisson continue ses vagues sur mon corps, je sens entrer en moi le froid de la terre et de l’espace.
Combien de temps suis-je resté là ? Quand je rouvre les yeux, je vois d’abord le feuillage du tamarinier au-dessus de moi, et les ocelles du soleil à travers les feuilles. Je suis couché entre les racines. À côté de moi, il y a un enfant et une jeune fille, aux visages sombres, vêtus de haillons comme les manafs. La jeune fille a un chiffon dans ses mains, qu’elle tord pour faire tomber des gouttes d’eau sur mes lèvres.
L’eau coule dans ma bouche, sur ma langue gonflée. Chaque gorgée que je bois me fait du mal.
L’enfant s’éloigne, revient, rapportant un chiffon imbibé d’eau de la rivière. Je bois encore. Chaque goutte réveille mon corps, réveille une douleur, mais c’est bien.
La jeune fille parle au garçon, dans un créole que je comprends à peine. Je suis seul avec la jeune manaf. Quand je fais des efforts pour me relever, elle m’aide à m’asseoir. Je voudrais lui parler, mais ma langue refuse encore de bouger. Le soleil est déjà haut dans le ciel, je sens la chaleur qui monte dans la vallée. Au-delà de l’ombre du vieux tamarinier, le paysage est éblouissant, cruel. À l’idée qu’il faudrait que je traverse cette zone de lumière, je sens une nausée.
L’enfant revient. Il porte dans sa main un gâteau-piment, il me l’offre d’un geste si cérémonieux que cela me donne envie de rire. Je mange lentement le gâteau, et dans ma bouche endolorie, le piment fait du bien. Je partage ce qui reste du gâteau, je l’offre à la jeune fille et au garçon. Mais ils refusent.
« Où habitez-vous ? »
Je n’ai pas parlé en créole, mais la jeune manaf semble avoir compris. Elle montre les hautes montagnes, au fond de la vallée. Elle dit, je crois : « Là-haut. »
C’est une véritable manaf, silencieuse, sur ses gardes. Depuis que je suis assis et que je parle, elle s’est reculée, elle est prête à partir. L’enfant s’est éloigné aussi, il me regarde à la dérobée.
Tout à coup, ils s’en vont. Je voudrais les appeler, les retenir. Ce sont les premiers êtres humains que je vois depuis des mois. Mais à quoi bon les appeler ? Ils s’en vont sans hâte, mais sans se retourner, sautant de pierre en pierre, ils disparaissent dans les fourrés. Je les vois un instant après sur le flanc de la colline de l’ouest, pareils à des cabris. Ils disparaissent dans le fond de la vallée. Ce sont eux qui m’ont sauvé.
Je reste à l’ombre du tamarinier jusqu’au soir, presque sans bouger. De grosses fourmis noires courent le long des racines, inlassablement, en vain. Vers la fin du jour, j’entends les cris des oiseaux de mer qui traversent le ciel au-dessus de l’Anse aux Anglais. Les moustiques dansent. Avec des précautions de vieillard, je me mets en route à travers la vallée, je regagne mon campement. Demain, j’irai à Port Mathurin, pour y attendre le premier bateau en partance. Ce sera peut-être le Zeta ?
Il y a ces jours à Port Mathurin, loin de l’Anse aux Anglais, ces jours à l’hôpital — le médecin chef Camal Boudou qui m’a dit seulement ces mots : « You could have died of exposure. » Exposure, c’est un mot que je garde en moi, il me semble qu’aucun autre ne peut mieux exprimer ce que j’ai ressenti cette nuit-là, avant que les enfants manafs ne me donnent à boire. Pourtant je ne peux me résoudre à partir. Ce serait un échec terrible ; la maison du Boucan, notre vie tout entière seraient perdues pour Laure et pour moi.
Alors ce matin, avant le jour, je quitte l’hôtel du Port Mathurin, et je retourne vers l’Anse aux Anglais. Je n’ai pas besoin de carriole cette fois : toutes mes affaires sont restées dans mon bivouac, enveloppées dans la toile à voile, assujetties par quelques pierres.
J’ai décidé aussi d’engager un homme pour m’aider dans mes recherches. À Port Mathurin, l’on m’a parlé de la ferme des Castel, derrière les bâtiments de la Cable & Wireless, où je trouverai sûrement quelqu’un.
J’arrive devant l’Anse aux Anglais quand le soleil se lève. Dans la fraîcheur du matin, avec l’odeur de la mer, tout me semble nouveau, transformé. Le ciel au-dessus des collines de l’est est d’un rose très doux, la mer brille comme l’émeraude. Dans la lumière de l’aurore, les arbres et les vacoas ont des formes inconnues.
Comment ai-je pu oublier si vite cette beauté ? L’exaltation que je ressens aujourd’hui ne ressemble plus à la fièvre qui m’a rendu fou et m’a fait courir à travers la vallée. Maintenant je comprends ce que je suis venu chercher : c’est une force plus grande que la mienne, un souvenir qui a commencé avant ma naissance. Pour la première fois depuis des mois, il me semble que Laure est devenue proche, que la distance qui nous sépare ne compte plus.
Je pense à elle, prisonnière de la maison de Forest Side, et je regarde le paysage de l’aurore pour lui envoyer cette beauté et cette paix. Je me souviens du jeu que nous faisions parfois, dans les combles de la maison du Boucan ; chacun à un bout du grenier sombre, un numéro ancien de l’Illustrated London News ouvert devant nous, nous nous efforcions de nous envoyer des images ou des mots par la pensée. Laure va-t-elle encore gagner à ce jeu, comme elle savait gagner autrefois ? Je lui envoie tout cela : la ligne pure des collines, découpées contre le ciel rose, la mer d’émeraude, le vent, les vols lents des oiseaux de mer qui viennent de la baie Lascars et se dirigent vers le soleil levant.