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Vers midi, étant monté au Comble du Commandeur, dans la tour ruinée de la Vigie du Corsaire, je découvre le ravin. Au fond de la vallée, il ne pouvait pas m’apparaître à cause d’un éboulis qui en cache l’entrée. À la lumière du zénith, j’aperçois distinctement la blessure sombre qu’il fait dans le flanc de la colline de l’est.

Je le repère avec soin par rapport aux arbres de la vallée. Puis je vais parler avec le fermier, près des bâtiments du télégraphe. Sa ferme, telle que je l’ai vue en venant sur la route de Port Mathurin, est plutôt un abri précaire contre le vent et la pluie, demi enfoui dans un enfoncement du terrain. Comme j’approche, une masse noire se lève en grognant, un porc à demi sauvage. Puis c’est un chien, crocs en avant. Je me souviens des leçons de Denis, jadis, dans les champs : un bâton, une pierre ne servent à rien. Il faut deux pierres, celle qu’on lance, et celle qui menace. Le chien recule, mais défend la porte de la maison.

« Monsieur Castel ? »

Un homme apparaît, torse nu, vêtu d’un pantalon de pêcheur. C’est un Noir grand et fort, au visage marqué. Il écarte son chien, m’invite à entrer.

L’intérieur de la ferme est sombre, enfumé. Les seuls meubles sont une table et deux chaises. Au fond de la pièce unique, une femme vêtue d’une robe fanée fait la cuisine. À côté d’elle, il y a une petite fille, claire de peau.

M. Castel m’invite à m’asseoir. Lui reste debout, m’écoute poliment, tandis que je lui explique ce que je veux. Il approuve de la tête. Il viendra m’aider de temps en temps, et son fils adoptif, Fritz, m’apportera à manger chaque jour. Il ne me demande pas pourquoi nous allons creuser la terre. Il ne pose aucune question.

Cet après-midi, j’ai décidé de continuer mes recherches plus au sud, vers le haut de la vallée. J’abandonne l’abri du tamarinier où j’ai maintenant installé mon campement, et je remonte le cours de la rivière Roseaux. La rivière sinue sur le lit sablonneux, forme des méandres, des îles, mince filet d’eau qui n’est que l’aspect externe d’un cours d’eau souterrain. Plus haut, la rivière n’est plus qu’un ruisseau coulant sur un lit de galets noirs, au milieu des gorges. Je suis déjà tout près des contreforts des montagnes. La végétation est encore plus clairsemée, buissons d’épines, acacias, et toujours les vacoas aux feuilles en lames de sabre.

Le silence est dense ici, et je marche en faisant le moins de bruit possible. Au pied des montagnes, le ruisseau se divise en plusieurs sources, dans des ravins de schistes et de lave. Tout à coup, le ciel se couvre, la pluie arrive. Les gouttes sont larges et froides. Au loin, tout en bas de la vallée, j’aperçois la mer voilée par l’orage. À l’abri d’un tamarinier, je regarde la pluie avancer sur la vallée étroite.

Puis je la vois : c’est la jeune fille qui m’a secouru l’autre jour, quand je délirais de soif et de fatigue. Elle a un visage d’enfant, mais elle est grande et svelte, vêtue d’une jupe courte à la manière des femmes manafs et d’une chemise en haillons. Ses cheveux sont longs et bouclés comme ceux des Indiennes.

Elle avance le long de la vallée, la tête baissée à cause de la pluie. Elle se dirige vers mon arbre. Je sais qu’elle ne m’a pas encore vu, et j’appréhende l’instant où elle m’apercevra. Va-t-elle crier de peur et s’enfuir ? Elle marche sans bruit, avec des mouvements souples d’animal. Elle s’arrête pour regarder du côté du tamarinier, et elle me voit. Un instant son beau visage lisse montre de l’inquiétude. Elle reste immobile, en équilibre sur une jambe, appuyée sur son long harpon. Ses vêtements sont collés à son corps par l’eau de pluie, et ses longs cheveux noirs font paraître plus lumineuse la couleur cuivrée de sa peau.

« Bonjour ! »

Je dis cela d’abord, pour chasser l’inquiétude du silence qui règne ici. Je fais un pas vers elle. Elle ne bouge pas, me regarde seulement. L’eau de pluie coule sur son front, sur ses joues, le long de ses cheveux. Je vois qu’elle tient dans la main gauche un collier de liane où sont enfilés des poissons.

« Vous êtes allée à la pêche ? »

Ma voix résonne bizarrement. Comprend-elle ce que je dis ? Elle va jusqu’au tamarinier, et elle s’assoit sur une racine, à l’abri de la pluie. Son visage reste tourné vers la montagne.

« Vous habitez dans la montagne ? »

Elle fait oui de la tête. Elle dit de sa voix chantante :

« C’est vrai que vous cherchez de l’or ? »

Je suis étonné, moins par la question, que par la langue. Elle parle le français presque sans accent.

« On vous a dit cela ? Oui, je cherche de l’or, c’est vrai. »

« En avez-vous trouvé ? »

Je ris.

« Non, je n’en ai pas encore trouvé. »

« Et vous croyez vraiment qu’il y a de l’or par ici ? »

Sa question m’amuse :

« Pourquoi, vous ne le croyez pas ? »

Elle me regarde. Son visage est lisse, sans crainte comme celui d’un enfant.

« Tout le monde est si pauvre ici. »

Elle tourne encore la tête vers le mont Limon qui a disparu dans le nuage de pluie. Un instant, nous regardons tomber la pluie sans rien dire. Je vois ses habits mouillés, ses jambes minces, ses pieds nus posés bien à plat sur la terre.

« Comment vous appelez-vous ? »

J’ai demandé cela presque malgré moi, peut-être pour retenir un peu de cette jeune fille étrange, qui va bientôt disparaître dans la montagne. Elle me regarde de ses yeux sombres, profonds, comme si elle pensait à autre chose. Elle dit enfin :

« Je m’appelle Ouma. »

Elle se lève, elle prend la liane où sont accrochés les poissons, son harpon, et elle part, elle marche vite le long du ruisseau, dans la pluie qui faiblit. Je vois sa silhouette souple bondir de pierre en pierre, pareille à un cabri, puis elle s’efface au milieu des fourrés. Tout cela s’est passé si vite que j’ai du mal à croire que je n’ai pas imaginé cette apparition, cette jeune fille sauvage et belle qui m’a sauvé la vie. Le silence m’enivre. La pluie a cessé tout à fait, et le soleil brille avec force dans le ciel bleu. À la lumière, les montagnes paraissent plus hautes, inaccessibles. En vain je scrute les pentes des montagnes, du côté du mont Limon. La jeune fille a disparu, elle s’est confondue avec les murailles de pierre noire. Où vit-elle, dans quel village de manafs ? Je pense à son nom étrange, un nom indien, dont elle a fait résonner les deux syllabes, un nom qui me trouble. Enfin, je redescends en courant vers mon campement, en bas de la vallée, sous le vieux tamarinier.

À l’ombre de l’arbre, je passe la fin du jour à étudier les plans de la vallée, et je marque au crayon rouge les points qu’il faudra sonder. Quand je vais les repérer sur le terrain, non loin du deuxième point, je distingue clairement une marque sur une pierre à demeure : quatre trous réguliers poinçonnés en carré. Je me rappelle tout à coup la formule de la lettre du Corsaire inconnu : « Cherchez : : » Mon cœur bat plus vite quand je me retourne vers le levant et que j’aperçois effectivement la forme de la vigie du Comble du Commandeur dans la diagonale de l’axe nord-sud.