Tard ce jour-là, je découvre la première marque de l’organeau, sur le glacis de la colline de l’est.
C’est en cherchant à établir la ligne est-ouest qui coupe la rivière Roseaux aux limites de l’ancien marécage que j’ai trouvé l’organeau.
Marchant boussole à la main, le dos au soleil, je traverse une dénivellation que je crois être le lit d’un ancien affluent. J’arrive sur la falaise de l’est, abrupte à cet endroit. C’est une muraille de basalte presque verticale, qui s’est partiellement écroulée. Sur l’un des pans près du sommet, je vois la marque.
« L’organeau ! L’organeau ! »
Je répète cela à mi-voix. Je cherche un chemin pour atteindre le haut de la falaise. Les pierres s’éboulent sous mes pieds, je m’agrippe aux arbustes pour escalader. Arrivé près du sommet, j’ai du mal à retrouver le rocher qui porte la marque. Vu d’en bas, le signe était net, avec sa forme de triangle équilatéral inversé qui était celle des organeaux des ancres marines au temps des corsaires. À la recherche de ce signe, je sens mon sang battre dans mes tempes. Se peut-il que j’aie été victime d’une illusion ? Sur tous les rochers, je vois des marques en forme d’angle, résultat d’anciennes fractures. Plusieurs fois, je parcours le rebord de la falaise, glissant sur les éboulis.
En bas, dans la vallée, le jeune Fritz Castel, venu m’apporter mon repas, s’est arrêté au pied de la falaise et regarde. C’est la direction de son regard qui me montre mon erreur. Les pans de basalte se ressemblent tous, et ceux qui m’ont servi de repère sont plus hauts, j’en suis sûr. Je grimpe plus haut et j’arrive en effet à un deuxième palier, qui coïncide avec la limite de la végétation. Là, devant moi, sur une grande roche noire, brille le triangle de l’organeau, magnifique, inscrit dans la roche dure avec une régularité que seule peut obtenir une main armée d’un ciseau. Tremblant d’émotion, je m’approche de la pierre, je l’effleure du bout des doigts. Le basalte est chaud de lumière, doux et lisse comme une peau, et je sens sous mes doigts le bord coupant du triangle renversé, comme ceci :
Je dois nécessairement trouver le même signe de l’autre côté de la vallée, selon une ligne est-ouest. L’autre versant est loin, même avec une lunette je ne pourrais pas le voir. Déjà les collines de l’ouest sont dans l’ombre, et je remets au lendemain la recherche de l’autre organeau.
Quand le jeune Fritz est reparti, je retourne là-haut. Je reste longtemps assis sur la roche friable, à regarder l’étendue de l’Anse aux Anglais que prend la nuit. Il me semble que, pour la première fois, je ne la vois pas avec mes yeux, mais avec ceux du Corsaire inconnu qui est venu ici il y a cent cinquante ans, qui a tracé le plan de son secret sur le sable gris de la rivière, puis l’a laissé s’effacer, ne laissant que les marques frappées dans la pierre dure. J’imagine comme il tenait le ciseau et le maillet pour graver ce signe, et les coups devaient retentir jusqu’au fond de la vallée déserte. Dans la paix de l’Anse, où passe par instants le froissement rapide du vent, et le grondement intermittent de la mer, je peux entendre les coups du ciseau sur la pierre, réveillant les échos dans les collines. Ce soir, couché à même la terre entre les racines du vieux tamarinier, enveloppé dans ma couverture comme naguère sur le pont du Zeta, je rêve à la vie nouvelle.
Aujourd’hui, dès l’aube je suis au pied de la falaise de l’ouest. La lumière éclaire à peine les roches noires, et dans l’échancrure de l’Anse, la mer est d’un bleu translucide, plus clair que le ciel. Comme chaque matin, j’entends les cris des oiseaux de mer qui traversent la baie, escadrilles de cormorans, mouettes et fous lançant leurs appels rauques, en route vers la baie Lascars. Jamais je n’ai été aussi content de les entendre. Il me semble que leurs cris sont des saluts qu’ils m’adressent en passant au-dessus de l’Anse, et je leur réponds en criant moi aussi. Quelques oiseaux volent au-dessus de moi, des sternes aux ailes immenses, des pétrels rapides. Ils tournent près de la falaise, puis rejoignent les autres sur la mer. J’envie leur légèreté, la rapidité avec laquelle ils glissent dans l’air, sans s’attacher à la terre. Alors je me vois, accroché au fond de cette vallée stérile, mettant des jours, des mois à reconnaître ce que le regard des oiseaux a balayé en un instant. J’aime les voir, je partage un peu de la beauté de leur vol, un peu de leur liberté.
Ont-ils besoin d’or, de richesses ? Le vent leur suffit, le ciel du matin, la mer qui regorge de poissons, et ces rochers qui émergent, leur seul abri contre les tempêtes.
Je me suis dirigé guidé par l’intuition vers la falaise noire, où j’ai distingué des anfractuosités depuis l’autre versant de la vallée. Le vent me bouscule, m’enivre, tandis que je grimpe en m’aidant des broussailles. Tout à coup, le soleil apparaît au-dessus des collines de l’est, magnifique, éblouissant, allumant les étincelles sur la mer.
J’examine la falaise morceau par morceau. Je sens la brûlure du soleil qui monte lentement. Vers midi, j’entends un appel. C’est le jeune Fritz qui m’attend en bas, près du campement. Je redescends pour me reposer. Mon enthousiasme du matin est bien retombé. Je me sens las, découragé. À l’ombre du tamarinier, je mange le riz blanc en compagnie de Fritz. Quand il a fini de manger, il attend en silence, les yeux fixés au loin, dans cette attitude impassible qui caractérise les Noirs d’ici.
Je pense à Ouma, si farouche, si mobile. Reviendra-t-elle ? Chaque soir, avant le coucher du soleil, je longe la rivière Roseaux jusqu’aux dunes, je cherche ses traces. Pourquoi ? Que pourrais-je lui dire ? Mais il me semble qu’elle est la seule qui comprenne ce que je suis venu chercher ici.
Cette nuit, quand les étoiles apparaissent une à une dans le ciel, au nord, le petit Chariot, puis Orion, Sirius, je comprends soudain mon erreur : lorsque j’ai situé la ligne est-ouest, en partant de la marque de l’organeau, je me suis servi comme repère du nord magnétique indiqué par ma boussole. Le Corsaire qui traçait ses plans et marquait ses points de repère sur les rochers n’utilisait pas la boussole. C’était certainement l’étoile du nord qui lui servait d’indication, et c’est par rapport à cette direction qu’il a établi la perpendiculaire est-ouest. La différence entre le nord magnétique et le nord stellaire étant de 7°36, cela signifie une différence de près de cent pieds à la base de la falaise c’est-à-dire sur l’autre pan de roche qui forme le premier contrefort du Comble du Commandeur.
Je suis tellement ému par cette découverte que je ne peux me résoudre à attendre jusqu’au lendemain. Muni de ma lampe tempête, pieds nus, je marche jusqu’à la falaise. Le vent souffle avec violence, portant les nuages d’embruns. À l’abri des racines du vieux tamarinier, je n’avais pas entendu la tempête. Mais ici elle me fait tituber, elle siffie dans mes oreilles et fait vaciller la flamme de la lampe.
Je suis maintenant au pied de la falaise noire, et je cherche un passage. La paroi est tellement abrupte que je dois prendre la lampe entre mes dents pour escalader. Ainsi, j’arrive jusqu’à une corniche, à mi-hauteur, et je commence à chercher la marque, le long de la falaise qui s’effrite. Éclairée par la lampe, la paroi de basalte prend un aspect étrange, infernal. Chaque creux, chaque fissure me fait tressaillir. Je parcours ainsi toute la corniche, jusqu’au ravin qui sépare ce pan de falaise du piton qui domine la mer. Je suis étourdi par les rafales de vent froid, par le grondement de la mer toute proche, par l’eau qui ruisselle sur mon visage. Alors que je m’apprête à redescendre, épuisé, j’aperçois une large roche au-dessus de moi, et je sais que le signe doit être là, j’en suis sûr. C’est le seul rocher visible de n’importe quel point de la vallée. Pour l’atteindre, je dois faire un détour, suivre un chemin qui s’éboule. Quand j’arrive enfin devant le rocher, avec la lampe tempête entre mes dents, je vois l’organeau. Il est gravé avec une telle netteté que j’aurais pu le voir sans la lampe. Ses bords sont coupants sous mes doigts comme s’ils avaient été sculptés hier. La pierre noire est froide, glissante. Le triangle est dessiné la pointe vers le haut, à l’inverse de l’organeau de l’ouest. II semble sur le rocher un œil mystérieux qui regarde de l’autre côté du temps, contemplant éternellement l’autre versant de la vallée, sans faiblir, chaque jour, chaque nuit. Un frisson parcourt mon corps. Je suis entré dans un secret plus fort, plus durable que moi. Jusqu’où me conduira-t-il ?