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Après cela, j’ai vécu dans une sorte de rêve éveillé, où se mêlaient la voix de Laure, et celle de Mam sur la varangue du Boucan, au message du Corsaire inconnu, et à l’image fugitive d’Ouma glissant entre les buissons, vers le haut de la vallée. La solitude s’est resserrée sur moi. Hormis le jeune Fritz Castel, je ne vois personne. Même lui ne vient plus aussi régulièrement. Hier (ou avant-hier, je ne sais plus) il a posé la marmite de riz sur une pierre, devant le campement, puis il est reparti en escaladant la colline de l’ouest, sans répondre à mes appels. Comme si je lui faisais peur.

A l’aube, je suis allé comme chaque matin vers l’estuaire de la rivière. J’ai pris ma trousse de toilette, avec rasoir, savon et brosse, ainsi que le linge à laver. Posant le miroir sur un caillou, j’ai commencé par raser ma barbe, puis j’ai coupé mes cheveux qui tombaient sur mes épaules. Dans le miroir, j’ai regardé mon visage maigre, noirci par le soleil, mes yeux brillants de fièvre. Mon nez, qui est mince et busqué comme chez tous les mâles du nom de L’Etang, accentue encore l’expression perdue, presque famélique, et je crois bien qu’à force de marcher sur ses traces, j’ai commencé à ressembler au Corsaire inconnu qui a habité ces lieux.

J’aime bien être ici, à l’estuaire de la rivière Roseaux, là où commencent les dunes de la plage, où l’on entend la mer toute proche, sa respiration lente, tandis que le vent entre par rafales au milieu des euphorbes et des roseaux, et fait grincer les palmes. Ici, à l’aube, la lumière est si douce, si calme, et l’eau lisse comme un miroir. Quand j’ai fini de me raser, de me laver et de laver mon linge, alors que je m’apprête à retourner vers le campement, je vois Ouma. Elle est debout devant la rivière, son harpon à la main, et elle me regarde sans gêne, avec quelque chose de moqueur dans le regard. J’ai souvent espéré la rencontrer ici, sur la plage, à la marée basse, quand elle revient de la pêche, et pourtant je suis étonné et je reste immobile, avec mon linge mouillé qui s’égoutte à mes pieds.

Dans la lumière du jour qui commence, près de l’eau, elle est encore plus belle, sa robe de toile et sa chemise trempées d’eau de mer, son visage couleur de cuivre, couleur de lave, brillant de sel. Elle est ainsi, debout, une jambe tendue et son corps incliné sur sa hanche gauche, tenant dans sa main droite le harpon de roseau à la pointe de bois d’ébène, la main gauche appuyée sur son épaule droite, drapée dans ses vêtements mouillés, telle une statue antique. Je reste à la regarder, sans oser parler, et je pense malgré moi à Nada, si belle et mystérieuse, comme elle apparaissait autrefois sur les images des anciens journaux, dans la pénombre du grenier de notre maison. Je fais un pas en avant, et j’ai le sentiment de rompre un enchantement. Ouma se détourne, elle s’en va à grandes enjambées le long du lit de la rivière.

« Attendez ! » J’ai crié cela sans réfléchir, en courant derrière elle.

Ouma s’arrête, elle me regarde. Dans ses yeux je lis l’inquiétude, la méfiance. Je voudrais parler pour la retenir, mais il y a si longtemps que je n’ai parlé à âme qui vive, les mots me manquent. Je voudrais lui parler des traces que j’ai cherchées, sur la plage, le soir, avant la marée. Mais c’est elle qui me parle. Elle me demande de sa voix chantante, moqueuse :

« Avez-vous trouvé enfin de l’or ? »

Je secoue la tête, et elle rit. Elle s’assoit sur ses talons, un peu en retrait, sur le sommet d’une dune. Pour s’asseoir, elle ramène sa jupe entre ses jambes d’un geste que je n’ai jamais vu aucune femme faire. Elle s’appuie sur le harpon.

« Et vous, avez-vous pêche quelque chose ? »

Elle secoue la tête à son tour.

« Vous rentrez chez vous, dans la montagne ? »

Elle regarde le ciel.

« Il est encore tôt. Je vais essayer encore, vers la pointe. »

« Je peux venir avec vous ? »

Elle se lève sans répondre. Puis elle se retourne vers moi :

« Venez. »

Elle part sans m’attendre. Elle marche vite dans le sable, avec cette démarche animale, le long harpon sur l’épaule.

Je jette le ballot de linge mouillé dans le sable, sans me soucier du vent qui risque de l’emporter. Je cours derrière Ouma. Je la rejoins près de la mer. Elle marche le long des vagues qui déferlent, les yeux fixés vers le large. Le vent plaque sa robe mouillée sur son corps mince. Dans le ciel encore gris du matin, passent mes compagnons-oiseaux, glapissant et faisant leur bruit de crécelle.

« Vous aimez les oiseaux de mer ? »

Elle s’arrête, le bras levé vers eux. Son visage brille dans la lumière. Elle dit :

« Ils sont beaux ! »

Dans les rochers au bout de la plage, la jeune fille bondit avec agilité, sans effort, pieds nus sur les arêtes tranchantes. Elle va jusqu’à la pointe, devant l’eau profonde, bleu d’acier. Quand j’arrive près d’elle, elle me fait signe de m’arrêter. Sa longue silhouette penchée sur la mer, le harpon levé, elle guette dans les profondeurs, près des bancs de coraux. Elle reste un long moment comme cela, parfaitement immobile, puis, d’un coup, elle s’élance en avant et disparaît dans l’eau. Je regarde la surface, je cherche un bouillonnement, un remous, une ombre. Alors que je ne sais plus où regarder, à quelques brasses de moi la jeune fille fait surface, essoufflée. Elle nage lentement jusqu’à moi, elle jette sur les rochers un poisson transpercé. Elle sort de l’eau avec le harpon, son visage est pâle de froid. Elle dit :

« Il y en a un autre par là. »

Je prends le harpon, et à mon tour je plonge tout habillé dans la mer.

Sous l’eau, je vois le fond trouble, les paillettes d’algues qui étincellent. Le bruit des vagues sur la barrière de corail fait un crissement aigu. Je nage sous l’eau vers les coraux, le harpon serré contre mon corps. Je fais deux fois le tour des coraux sans rien voir. Quand je remonte à la surface, Ouma est penchée vers moi, elle crie :

« Là, par là ! »

Elle plonge. Sous l’eau, je vois son ombre noire qui glisse près du fond. Dans un nuage de sable, la vieille sort de sa cachette et passe lentement devant moi. Presque seul, le harpon jaillit de ma main et cloue le poisson. Le sang fait un nuage dans l’eau autour de moi. Je remonte aussitôt à la surface. Ouma nage à côté de moi, elle monte avant moi sur les rochers. C’est elle qui saisit le harpon, puis qui tue le poisson en l’assommant sur la roche noire. À bout de souffle, je reste assis, grelottant de froid. Ouma me tire par le bras.

« Viens, il faut marcher ! »

Tenant les deux poissons par les ouïes, elle bondit déjà de roche en roche vers la plage. Dans les dunes, elle cherche une liane pour enfiler les poissons. Maintenant nous marchons ensemble vers le lit de la rivière Roseaux. À l’endroit où la rivière fait un étang profond, couleur de ciel, elle pose les poissons sur la berge et elle plonge dans l’eau douce, elle s’asperge la tête et le corps comme un animal qui se baigne. Au bord de la rivière, je ressemble à un grand oiseau mouillé, et cela la fait rire. Je me jette dans l’eau à mon tour, en soulevant de grandes gerbes, et nous passons un long moment à nous éclabousser en riant. Quand nous sortons de l’eau, je suis étonné de ne plus sentir le froid. Le soleil est déjà haut, et les dunes près de l’estuaire sont brûlantes. Nos habits mouillés collent à notre peau. À genoux dans le sable, Ouma essore sa jupe et sa chemise, du haut vers le bas, enlevant une manche puis l’autre. Sa peau couleur de cuivre brille au soleil, et les ruisseaux d’eau coulent de ses cheveux alourdis, le long de ses joues, sur sa nuque. Le vent souffle par rafales, fait frissonner l’eau de la rivière. Nous ne parlons plus. Ici, devant cette rivière, sous la lumière dure du soleil, écoutant le bruit triste du vent dans les roseaux et la rumeur de la mer, nous sommes seuls sur la terre, les derniers habitants peut-être, venus de nulle part, réunis par le hasard d’un naufrage. Jamais je n’ai imaginé que cela pourrait m’arriver, que je pourrais ressentir une chose pareille. C’est une force qui naît en moi, qui se répand dans tout mon corps, un désir, une brûlure. Nous restons assis longtemps dans le sable, attendant que nos habits soient secs. Ouma ne bouge pas non plus, assise sur ses talons comme elle sait le faire, à la manière des manafs, ses longs bras noués autour de ses jambes, son visage tourné vers la mer. La lumière brille sur ses cheveux emmêlés, je vois son profil pur, son front droit, l’arête de son nez, ses lèvres. Ses habits flottent dans le vent. Il me semble que maintenant plus rien d’autre n’a d’importance.