C’est Ouma qui décide de partir. Elle se lève soudain, sans prendre appui sur le sol, elle ramasse les poissons. Accroupie au bord de la rivière, elle les prépare d’une façon que je n’ai jamais vue auparavant. Avec la pointe de son harpon, elle fend le ventre des poissons et les étripe. Elle lave l’intérieur avec du sable et les rince dans l’eau de la rivière. Elle jette les abats au loin, pour l’armée des crabes qui attend.
Elle a fait tout cela vite, et en silence. Puis elle efface les traces au bord de la rivière avec de l’eau. Quand je lui demande pourquoi elle agit ainsi, elle répond :
« Nous, les manafs, nous sommes marrons. »
Plus loin, je récupère mon linge presque sec, couvert de sable blanc. Je marche derrière elle, jusqu’au campement. Quand elle arrive là, elle pose le poisson que j’ai harponné sur une pierre plate, et elle dit :
« C’est à toi. »
Comme je proteste pour le lui rendre, elle dit :
« Tu as faim, je vais te faire à manger. »
Elle ramasse à la hâte des brindilles sèches. Avec quelques roseaux verts, elle fabrique une sorte de claie qu’elle installe au-dessus des branches. Je lui offre mon briquet d’amadou, mais elle secoue la tête. Elle prépare du lichen sec, et accroupie, le dos au vent, elle frappe des silex l’un contre l’autre, très vite, sans s’arrêter, jusqu’à ce que les pierres échauffées laissent pleuvoir des étincelles. Au creux du foyer, le lichen commence à fumer. Ouma le prend dans ses mains avec précaution, et elle souffle lentement. Quand la flamme jaillit, elle place le lichen sous les branches sèches, et bientôt le feu crépite. Ouma se redresse. Son visage est éclairé par une joie enfantine. Sur la claie de roseaux verts, le poisson rôtit, et je sens déjà l’odeur appétissante. Ouma a raison : je meurs de faim.
Quand le poisson est cuit, Ouma pose la claie sur le sol. À tour de rôle, en nous brûlant les doigts, nous prenons des bouchées de chair. Je crois bien que jamais je ne mangerai rien de meilleur que ce poisson grillé sans sel sur la claie de roseaux verts.
Quand nous avons fini de manger, Ouma se lève. Elle éteint avec soin le feu, en le recouvrant de sable noir. Puis elle prend l’autre poisson qu’elle a roulé dans la terre pour l’abriter du soleil. Sans dire un mot, sans me regarder, elle s’en va. Le vent dessine la forme de son corps dans ses vêtements délavés par l’eau de mer et le soleil. Sur son visage brille la lumière, mais ses yeux sont deux taches d’ombre. Je comprends qu’elle ne doit pas parler. Je comprends que je dois rester, cela fait partie de son jeu, du jeu qu’elle joue avec moi.
Souple et rapide comme un animal, elle glisse entre les buissons, elle saute de roche en roche au fond de la vallée. Debout à côté du vieux tamarinier, je la vois un moment encore, escaladant le flanc de la colline, pareille à un cabri sauvage. Elle ne se retourne pas, ne s’arrête pas. Elle marche vers la montagne, vers le mont Lubin, elle disparaît dans l’ombre qui couvre les pentes de l’ouest. J’entends battre mon cœur, mes pensées bougent lentement. La solitude revient dans l’Anse aux Anglais, plus effrayante. Assis près de mon campement, tourné vers le couchant, je regarde les ombres qui avancent.
Alors, ces jours-là me conduisent plus loin encore dans mon rêve. Ce que je cherche m’apparaît chaque jour davantage, avec une force qui m’emplit de bonheur. Depuis le lever du soleil jusqu’à la nuit, je suis en marche à travers la vallée, cherchant les points de repère, les indices. La lumière éblouissante qui précède les pluies de l’hiver, les cris des oiseaux de mer, les rafales de vent du nord-ouest créent en moi une sorte d’ivresse.
Parfois, entre les blocs de basalte, à mi-chemin du glacis, sur les rives de la rivière Roseaux, j’aperçois une ombre furtive, si rapide que je ne suis jamais sûr de l’avoir réellement vue. Ouma, descendue de sa montagne, m’observe, cachée derrière un rocher, ou dans les bosquets de vacoas. Quelquefois, elle vient accompagnée d’un jeune garçon d’une beauté extraordinaire, qu’elle dit être son demi-frère, et qui est muet. Il reste à côté d’elle, sans oser s’approcher, l’air sauvage et curieux à la fois. Il s’appelle Sri, c’est, à ce que dit Ouma, un surnom que lui a donné sa mère parce qu’il est comme un envoyé de Dieu.
Ouma m’apporte à manger, des mets étranges enveloppés dans des feuilles de margozes, des gâteaux de riz et des hourites séchées, du manioc, des gâteaux-piments. Elle pose la nourriture sur une pierre plate, devant mon campement, comme une offrande. Je lui parle de mes découvertes, et cela la fait rire. Sur un cahier, j’ai noté les signes que j’ai trouvés au fil des jours. Elle aime bien que je les lui lise à haute voix : pierres marquées d’un cœur, de deux poinçons, d’un croissant de lune. Pierre marquée de la lettre M selon les clavicules de Salomon, pierre marquée d’une croix. Une tête de serpent, une tête de femme, trois coups de poinçon en triangle. Pierre marquée d’une chaise, ou d’un Z, qui évoque le message du corsaire. Rocher tronqué. Rocher sculpté en toit. Pierre ornée d’un grand cercle. Pierre dont l’ombre dessine un chien. Pierre marquée d’un S et de deux poinçons. Pierre marquée d’un « chien turc » (chien rampant, sans bout de pattes). Roches portant une ligne de poinçons indiquant le sud-sud-ouest. Roche cassée et brûlée.
Ouma veut voir aussi les signes que j’ai rapportés, laves aux formes étranges, obsidienne, pierres portant des fossiles. Ouma les prend dans ses mains et les regarde avec attention comme si elles étaient magiques. Parfois elle m’apporte des objets étranges qu’elle a trouvés. Un jour, elle m’apporte une pierre couleur de fer, lisse et lourde. C’est une météorite, et le contact de mes mains avec ce corps tombé du ciel il y a peut-être des millénaires me fait frissonner comme un secret.
Presque chaque jour, maintenant, Ouma vient à l’Anse aux Anglais. Elle attend à l’ombre d’un arbre, en haut de la vallée, pendant que je mesure les distances, et aussi quand je creuse les trous de sonde, parce qu’elle a peur que le bruit n’attire des gens du voisinage. Plusieurs fois, le jeune Fritz et le fermier Begué sont venus me voir, et m’ont aidé à creuser des trous près de l’estuaire de la rivière. Ces jours-là, Ouma n’apparaît pas, mais je sais qu’elle est quelque part aux alentours, cachée derrière les arbres, dans un recoin où la couleur de sa peau passe inaperçue.