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Avec Fritz, je place des jalons. Ce sont des roseaux que j’ai préparés à cet effet, et qu’il faut planter tous les cent pas pour tracer les lignes droites. Je vais alors vers le haut de la vallée, parmi les signes que j’ai reconnus, pierres poinçonnées, angles marqués, tas de cailloux disposés en triangle, etc., et je trace le prolongement des droites à l’aide du théodolite, pour les inscrire à l’intérieur du cadran initial (la grille du Corsaire). Le soleil brûle et fait étinceler les pierres noires. De temps en temps, je crie au jeune Fritz de venir me rejoindre, et il plante à mes pieds un nouveau jalon. En plissant les yeux, je peux voir toutes les lignes qui se rejoignent sur le lit de la rivière Roseaux, et les nœuds apparaissent, où je pourrai creuser mes trous de sonde.

Avec Fritz, plus tard nous creusons des trous près de la colline de l’ouest, au pied du Comble du Commandeur. La terre est dure et sèche, et tout de suite nos pics heurtent la roche basaltique. Chaque fois que je commence un nouveau trou de sonde, je suis plein d’impatience. Est-ce que nous allons enfin trouver un signe, une trace du passage du Corsaire, peut-être le commencement des « maçonneries » ? En fait de trésor, un matin, tandis que Fritz et moi creusons au pied de la colline dans le sol sablonneux, soudain je sens sous ma pioche rouler une boule légère que je crois bien avoir pris, dans ma folie, pour le crâne de quelque marin enseveli à cet endroit. L’objet roule sur le sable, et tout à coup, sort ses pattes et ses pinces ! (C’est un gros crabe de terre que j’ai surpris dans son sommeil. Le jeune Fritz, plus prompt que moi, l’assomme d’un coup de pelle. Tout joyeux, il interrompt son travail pour aller chercher de l’eau dans la marmite, et ayant allumé le feu, il prépare un court-bouillon avec le crabe !

Le soir, quand la lumière décline et que la vallée est silencieuse et calme, je sais qu’Ouma n’est pas loin. Je sens son regard qui m’observe du haut des collines. Parfois je l’appelle, je crie et j’écoute l’écho qui répète son nom jusqu’au fond de la vallée : « Ou-ma-a ! »

Son regard est à la fois proche et lointain comme celui d’un oiseau qui vole et dont on n’aperçoit l’ombre que lorsqu’elle fait cligner le soleil. Même si je reste longtemps sans la voir à cause de Fritz Castel ou de Begué (car jamais aucune femme manaf ne se montre aux habitants de la côte), j’aime sentir son regard sur moi, sur la vallée.

Peut-être que tout ceci lui appartient, qu’elle est, ainsi que ceux de son peuple, la véritable maîtresse de la vallée. Croit-elle seulement au trésor que je cherche ? Parfois, quand la lumière du jour n’est pas encore très sûre, je crois la voir marcher au milieu des blocs de lave, accompagnée de Sri, et se baisser pour examiner les pierres, comme si elle suivait une trace invisible.

Ou bien elle marche le long de la rivière jusqu’à l’estuaire, sur la plage où bat la mer. Debout devant l’eau transparente, elle regarde vers l’horizon, au-delà de la barrière de corail. Je m’approche d’elle, je regarde aussi la mer. Son visage est tendu, presque triste.

« À quoi penses-tu, Ouma ? »

Elle sursaute, elle tourne vers moi son visage, et ses yeux sont pleins de tristesse. Elle dit :

« Je ne pense à rien, je ne pense qu’à des choses impossibles. »

« Qu’est-ce qui est impossible ? »

Mais elle ne répond pas. La lumière du soleil vient ensuite, augmente tout. Ouma est immobile, dans le vent froid, avec l’eau de la rivière qui coule entre ses pieds, repousse la lèvre de la vague. Ouma secoue la tête comme si elle voulait chasser une gêne, elle prend ma main et elle m’attire vers la mer.

« Viens, nous allons pêcher des hourites. »

Elle prend le long harpon qu’elle a planté dans la dune, au milieu des autres roseaux. Nous allons vers l’est, là où la côte est encore dans l’ombre. Le lit de la rivière Roseaux s’incurve derrière les dunes et reparaît tout près de la falaise noire. Il y a des touffes de roseaux jusqu’au bord de la mer. Quand nous approchons, des nuées d’oiseaux minuscules, couleur d’argent, s’échappent en piaillant : « wiiit ! wiiit ! »

« C’est ici que se mettent les hourites, l’eau est plus chaude. »

Elle marche vers les roseaux, puis, tout d’un coup, elle enlève sa chemise et sa jupe. Son corps brille à la lumière du soleil, long et mince, couleur de cuivre sombre. Elle avance dans la mer, sur les rochers, et elle disparaît sous l’eau. Son bras surnage un instant, armé du long harpon, puis il n’y a plus que la surface de la mer, les vagues courtes. Après quelques instants, l’eau s’ouvre et Ouma sort comme elle est entrée, en glissant. Elle vient jusqu’à moi, sur la plage, elle décroche l’hourite dégouttante d’encre, et elle la retourne. Elle me regarde. Il n’y a pas de gêne en elle, simplement la beauté sauvage.

« Viens ! »

Je n’hésite pas. Je me déshabille à mon tour et je plonge dans l’eau froide. Tout d’un coup je me souviens de ce que j’ai perdu depuis tant d’années, la mer à Tamarin quand avec Denis nous nagions nus à travers les vagues. C’est une impression de liberté, de bonheur. Je nage sous l’eau tout près du fond, les yeux ouverts. Du côté des rochers, j’aperçois Ouma qui fouille avec son harpon dans les anfractuosités, et le nuage d’encre qui monte. Nous nageons ensemble à la surface. Ouma jette la deuxième hourite sur la plage, après l’avoir retournée. Elle me tend le harpon. Son sourire brille dans son visage, son souffle est un peu rauque. Je plonge à mon tour vers les rochers. Je rate une première hourite et je cloue une deuxième sur le sable du fond, au moment où elle bondit en arrière en lâchant son encre.

Ensemble nous nageons dans l’eau transparente du lagon. Quand nous sommes tout près de la barrière des récifs, Ouma plonge devant moi, disparaît si vite que je ne peux la suivre. Elle apparaît un instant plus tard, une vieille au bout de son harpon. Mais elle décroche le poisson encore vivant, et elle le jette au loin, vers le rivage. Elle me fait signe de ne pas parler. Elle prend ma main, et ensemble, nous nous laissons couler sous l’eau. Alors je vois une ombre menaçante qui va et vient devant nous : un requin. Il tourne — deux ou trois fois, puis s’éloigne. À bout de souffle, nous remontons à la surface. Je nage vers le rivage, tandis qu’Ouma plonge encore. Quand j’arrive à la plage, je vois qu’elle a capturé à nouveau le poisson. À côté de moi, elle court sur le sable blanc. Son corps étincelle au soleil comme le basalte. Avec des gestes précis et rapides, elle ramasse les hourites et la vieille, et elle les enterre dans le sable, près des dunes.

« Viens. Nous allons nous sécher. »

Je suis allongé sur le sable. À genoux, elle prend du sable sec dans ses mains, et elle saupoudre mon corps du haut en bas.

« Mets-moi aussi du sable. »

Je prends le sable léger dans mes mains, et je le laisse couler sur ses épaules, sur son dos, sur sa poitrine. Maintenant, nous ressemblons tout à fait à deux pierrots enfarinés, et cela nous fait rire.

« Quand le sable tombe, nous sommes secs », dit Ouma. Nous restons sur la dune, près des roseaux, habillés de sable blanc. Il n’y a que le bruit du vent dans les roseaux et le grondement de la mer qui monte. Personne d’autre que les crabes qui sortent les uns après les autres de leurs trous, leurs pinces dressées. Dans le ciel, le soleil est au zénith déjà, il brûle au centre de cette solitude.

Je regarde le sable qui sèche sur l’épaule et le dos d’Ouma, et qui tombe par petits ruisseaux, découvrant la peau luisante. Le désir monte en moi avec violence, brûle comme le soleil sur ma peau. Quand je pose mes lèvres sur la peau d’Ouma, elle tressaille, mais elle ne s’écarte pas. Ses longs bras noués autour de ses jambes, elle appuie sa tête sur ses genoux, elle regarde ailleurs. Mes lèvres descendent le long de sa nuque, sur sa peau douce et brillante où glisse le sable en pluie d’argent. Mon corps tremble maintenant, et Ouma relève la tête, elle me regarde avec inquiétude :