N’ayant d’autres jalons que les bouts de roseaux plantés à intervalles irréguliers, j’avance lentement sur le fond de la vallée. Un peu avant midi, je parviens au sommet de la falaise de l’est, ayant parcouru et balisé plus de mille pieds français. Comme j’arrive en haut de la falaise, j’aperçois au même moment la faille du ravin et la borne qui le désigne. C’est un bloc de basalte de six pieds de haut environ, planté dans la terre poudreuse de la colline de telle façon qu’il doit être visible du fond de la vallée, depuis l’ancien estuaire. Il est seul de son espèce, tombé du surplomb basaltique qui culmine au-dessus de la falaise. Je suis certain qu’il a été transporté ici par des hommes, peut-être roulé sur des rondins et redressé, à la manière des roches druidiques. Sur ses côtés sont encore nettes les encoches faites pour permettre le passage des cordes. Mais ce qui frappe mon regard, c’est la marque que le rocher porte en haut, exactement au centre : une gouttière droite, de l’épaisseur d’un doigt, longue de six pouces environ, creusée dans la pierre au moyen d’un ciseau. Cette gouttière est dans l’exact prolongement de la ligne que j’ai suivie depuis l’organeau de l’ouest, et désigne l’ouverture du ravin.
Le cœur battant, je m’approche et je vois le ravin pour la première fois. C’est un couloir d’érosion qui traverse l’épaisseur de la falaise et va en se rétrécissant jusqu’à l’Anse aux Anglais. Un éboulis de pierres obstrue son entrée et c’est pour cela que je n’ai pas encore eu l’idée de l’explorer. Vue de la vallée, l’entrée du ravin se confond avec les autres éboulements de la falaise. Et du sommet de la colline est, le ravin tel que je l’ai vu la première fois ressemble à un effondrement du sol sans profondeur.
Il n’y a qu’un chemin qui pouvait me conduire jusqu’à lui, c’est la ligne que j’ai suivie, qui part de l’organeau ouest, traverse le lit de la rivière Roseaux au point 95 (à l’exacte intersection de la ligne nord-sud), passe par le centre de la pierre marquée de quatre poinçons (le point S du document du Corsaire) et qui m’a conduit jusqu’au bloc de basalte où elle se confond avec le tracé de la gouttière sculptée par le ciseau du Corsaire.
Je suis tellement ému par cette découverte que je dois m’asseoir pour reprendre mes esprits. Le vent froid se charge de me rappeler à moi. Avec hâte, je descends la pente du ravin jusqu’au fond. Je suis alors dans une sorte de puits ouvert en forme de fer à cheval, large d’à peu près vingt-cinq pieds français, et dont le couloir descend jusqu’à l’éboulis qui ferme l’entrée, sur une longueur d’une centaine de pieds.
C’est ici, je n’en doute plus, que se trouve la clef du mystère. C’est ici, quelque part, sous mes pieds, que doit se trouver le caveau — c’est-à-dire le coffre de marine qui était scellé à l’avant des navires — dans lequel le Corsaire inconnu a enfermé ses fabuleuses richesses, pour les mettre à l’abri des Anglais et de la cupidité de ses propres hommes. Quelle meilleure cachette pouvait-il trouver que cette faille naturelle dans l’épaisseur de la falaise, invisible de la mer et de la vallée, et fermée par le verrou naturel de l’éboulement et des alluvions du torrent ? Je ne peux attendre d’avoir de l’aide. Je vais jusqu’au campement et je reviens avec tout ce dont j’aurai besoin : le pic, la pelle, le long fer de sonde, une corde, et une provision d’eau potable. Jusqu’au soir sans m’arrêter, je sonde et je creuse le fond du ravin, à l’endroit que désigne à ce que je crois la gouttière du bloc de basalte.
Vers la fin du jour, alors que l’ombre commence à obscurcir le fond du ravin, le foret entre obliquement dans le sol, mettant au jour l’entrée d’une cachette à demi comblée par la terre. Cette terre est d’ailleurs d’une couleur plus claire, preuve selon moi qu’elle a été remise pour boucher cette grotte.
M’aidant des mains pour déplacer les blocs de basalte, j’agrandis l’ouverture. Mon cœur bat dans mes tempes, mes vêtements sont trempés de sueur. Le trou s’agrandit, laisse apparaître une cavité ancienne, fortifiée au moyen de pierres sèches disposées en arc de cercle. Bientôt j’entre dans la caverne jusqu’à la taille. Je n’ai pas assez de place pour manœuvrer le pic et je dois creuser avec mes mains, dégager les blocs en pesant sur le foret comme sur un levier. Puis le métal résonne sur la pierre. Je ne peux aller plus loin, j’ai atteint le fond : la cachette est vide.
C’est la nuit déjà. Le ciel vide, au-dessus du ravin, s’assombrit lentement. Mais l’air est si chaud qu’il me semble que le soleil brûle encore, sur les parois de pierre, sur mon visage, sur mes mains, à l’intérieur de mon corps. Assis au fond du ravin, devant la cachette vide, je bois toute l’eau qui me reste dans la gourde, une eau chaude et sans goût qui ne parvient pas à me rassasier.
Pour la première fois depuis longtemps, je pense à Laure, il me semble que je sors de mon rêve. Que penserait-elle de moi si elle me voyait ainsi, couvert de poussière, au fond de cette tranchée, les mains ensanglantées à force d’avoir creusé ? Elle me regarderait de son regard sombre et brillant, et je sentirais la honte. Maintenant, je suis trop fatigué pour bouger, pour penser, pour sentir quoi que ce soit. J’attends la nuit avec soif, avec désir, et je m’allonge à la place où je suis, au fond du ravin, la tête appuyée sur une des pierres noires que j’ai arrachées à la terre. Au-dessus de moi, entre les hautes parois de pierre, le ciel est noir. Je vois les étoiles. Ce sont des morceaux de constellations brisées, dont je ne peux plus connaître le nom.
Le matin, quand je sors du ravin, je vois la silhouette d’Ouma. Elle est assise près du campement, à l’ombre d’un arbre, et elle m’attend. À côté d’elle, il y a Sri, qui me regarde venir sans bouger.
Je m’approche de la jeune fille, je m’assois à côté d’elle. Dans l’ombre, son visage est sombre, mais ses yeux brillent avec force. Elle me dit :
« Il n’y a plus d’eau dans le ravin. La fontaine a séché. »
Elle dit « fontaine » pour source, à la manière créole. Elle dit cela calmement, comme si c’était de l’eau que j’avais cherchée dans le ravin.
La lumière du matin brille sur les pierres, dans le feuillage des arbres. Ouma est allée chercher de l’eau à la rivière dans la marmite, et maintenant elle prépare la bouillie de farine des femmes indiennes, le kir. Quand la bouillie est cuite, elle me sert dans une assiette en émail. Elle-même puise avec ses doigts à même la marmite.
De sa voix tranquille et chantante, elle me parle encore de son enfance, en France, dans le couvent des religieuses, et de sa vie, lorsqu’elle est revenue vivre avec sa mère, chez les manafs. J’aime comme elle me parle. J’essaie de l’imaginer, le jour où elle a débarqué du grand paquebot, vêtue de son uniforme noir, les yeux éblouis par la lumière.
Je lui parle moi aussi de mon enfance, au Boucan, de Laure, des leçons de Mam sous la varangue, le soir, et des aventures avec Denis. Quand je lui parle de notre voyage en pirogue, au Morne, ses yeux brillent.
« Je voudrais bien aller sur la mer, moi aussi. »
Elle se lève, elle regarde du côté du lagon.
« De l’autre côté, il y a beaucoup d’îles, des îles où vivent les oiseaux de mer. Emmène-moi là-bas, pour pêcher. »
J’aime quand son regard brille comme cela. C’est décidé, nous irons sur les îles, à l’île aux Fous, à Baladirou, peut-être même au sud, jusqu’à Gombrani. J’irai à Port Mathurin pour louer une pirogue.
Pendant deux jours et deux nuits, la tempête souffle. Je vis replié sous ma tente, ne mangeant que des biscuits salés, presque sans sortir. Puis, le matin du troisième jour, le vent cesse. Le ciel est d’un bleu éclatant, sans nuages. Sur la plage, je trouve Ouma debout, comme si elle n’avait pas bougé tout ce temps. Quand elle me voit, elle me dit :