« J’espère que le pêcheur apportera la pirogue aujourd’hui. »
Une heure plus tard, en effet, la pirogue aborde sur la plage. Avec la provision d’eau et une boîte de biscuits, nous embarquons. Ouma est à la proue, son harpon à la main, elle regarde la surface du lagon.
À la baie Lascars, nous débarquons le pêcheur, et je promets de lui ramener la pirogue le lendemain. Nous nous éloignons, la voile tendue dans le vent d’est. Les hautes montagnes de Rodrigues s’élèvent derrière nous, encore pâles dans la lumière du matin. Le visage d’Ouma est éclairé de bonheur. Elle me montre le Limon, le Piton, le Bilactère. Quand nous franchissons la passe, la houle fait tanguer la pirogue, et les embruns nous enveloppent. Mais plus loin, nous sommes à nouveau dans le lagon, à l’abri des récifs. Pourtant l’eau est sombre, traversée de reflets mystérieux.
Devant la proue, une île apparaît : c’est l’île aux Fous. Avant même de les apercevoir, nous entendons le bruit des oiseaux de mer. C’est un roulement continu, régulier, qui emplit le ciel et la mer.
Les oiseaux nous ont vus, ils volent au-dessus de la pirogue. Des sternes, des albatros, des frégates noires, et les fous géants, qui tournoient en glapissant.
L’île n’est plus qu’à une cinquantaine de brasses, à tribord. Du côté du lagon, c’est une bande de sable, et vers le large, des rochers sur lesquels viennent se briser les vagues de l’océan. Ouma est venue près de moi à la barre, elle dit à voix basse, près de mon oreille :
« C’est beau !… »
Jamais je n’ai vu autant d’oiseaux. Ils sont des milliers sur les rochers blancs de guano, ils dansent, ils s’envolent et se reposent, et le bruit de leurs ailes vrombit comme la mer. Les vagues déferlent sur les récifs, recouvrent les rochers d’une cascade éblouissante, mais les fous n’ont pas peur. Ils écartent leurs ailes puissantes et ils se soulèvent dans le vent au-dessus de l’eau qui passe, puis ils retombent sur les rochers.
Un vol serré passe au-dessus de nous en criant. Ils tournent autour de notre pirogue, obscurcissant le ciel, fuyant contre le vent, leurs ailes immenses étendues, leur tête noire à l’œil cruel tournée vers les étrangers qu’ils haïssent. Ils sont maintenant de plus en plus nombreux, leurs cris stridents nous étourdissent. Certains nous attaquent, piquent vers la poupe de la pirogue, et nous devons nous abriter. Ouma a peur. Elle se serre contre moi, elle bouche ses oreilles avec ses mains :
« Partons d’ici ! Partons d’ici ! »
Je mets la barre à tribord, et la voile reprend le vent en claquant. Les fous ont compris. Ils s’éloignent, prennent de l’altitude, et continuent à nous surveiller en tournoyant. Sur les rochers de l’île, le peuple d’oiseaux continue à sauter pardessus les flots d’écume.
Ouma et moi sommes encore troublés par la peur. Nous fuyons sous le vent, et longtemps après que nous avons quitté les parages de l’île, nous entendons les cris stridents des oiseaux et le vrombissement de leurs ailes. À un mille de l’île aux Fous, nous trouvons un autre îlot, sur la barrière des récifs. Au nord, les vagues de l’océan déferlent sur les rochers, avec un bruit de tonnerre. Ici, il n’y a presque pas d’oiseaux, sauf quelques sternes qui planent au-dessus de la plage.
Dès que nous avons abordé, Ouma ôte ses habits et elle plonge. Je vois briller son corps sombre entre deux eaux, puis elle disparaît. Plusieurs fois, elle refait surface pour respirer, son harpon dressé vers le ciel.
A mon tour, je me déshabille et je plonge. Je nage les yeux ouverts près du fond. Dans les coraux, il y a des milliers de poissons dont je ne connais même pas les noms, couleur d’argent, zébrés de jaune, de rouge. L’eau est très douce et je glisse près des coraux, sans effort. En vain je cherche Ouma.
Quand je reviens sur la rive, je m’étends dans le sable, et j’écoute le bruit des vagues derrière moi. Les sternes planent dans le vent. Il y a même quelques fous venus de leur île pour me regarder en criant.
Longtemps après, alors que le sable blanc a séché sur mon corps, Ouma sort de l’eau devant moi. Son corps brille dans la lumière comme du métal noir. Autour de sa taille, elle porte une liane tressée où elle a accroché ses proies, quatre poissons, une dame berri, un capitaine, deux gueules pavées. Elle plante le harpon sur le rivage, la pointe vers le haut, elle défait sa ceinture et elle place les poissons dans un trou de sable qu’elle recouvre d’algues mouillées. Puis elle s’assoit sur la plage et elle saupoudre son corps de sable.
À côté d’elle, j’entends son souffle encore rauque de fatigue. Sur sa peau sombre le sable brille comme de la poudre d’or. Nous ne parlons pas. Nous regardons l’eau du lagon, en écoutant le bruit puissant de la mer derrière nous. C’est comme si nous étions là depuis des jours et des jours, ayant tout oublié du monde. Au loin, les hautes montagnes de Rodrigues changent lentement de couleur, le creux des anses est déjà dans l’ombre. La marée est haute. Le lagon est gonflé, lisse, d’un bleu profond. L’étrave de la pirogue repose à peine sur la plage, avec sa proue cambrée qui ressemble à un oiseau de mer.
Plus tard, quand le soleil est descendu, nous mangeons. Ouma se lève, le sable glisse sur son corps en pluie légère. Elle ramasse les varechs séchés, les bouts de bois déposés par le flux. Avec mon briquet à amadou, je mets le feu aux brindilles. Quand la flamme jaillit, le visage d’Ouma est éclairé d’une joie sauvage qui m’attire vers elle. Ouma fabrique une claie avec quelques brindilles mouillées, elle prépare les poissons. Puis elle étouffe le feu avec des poignées de sable, et elle pose la claie à même les braises. L’odeur des poissons grillés nous emplit de bonheur, et bientôt nous mangeons, les doigts brûlés, à la hâte.
Quelques oiseaux de mer sont venus, attirés par les déchets. Ils tracent de grands cercles contre le soleil, puis ils se posent sur la plage. Avant de manger, ils nous regardent, la tête penchée de côté.
« Ils ne sont plus méchants maintenant, ils nous connaissent. »
Les fous ne se posent pas sur le sable. Ils plongent vers les morceaux et les prennent au vol en faisant jaillir des nuages de poudre. Il y a même des crabes qui sortent de leurs trous, l’air poltron et féroce en même temps.
« Il y a beaucoup de monde ! » dit Ouma en riant.
Quand nous avons fini de manger, Ouma accroche nos habits au harpon, et nous nous couchons dans le sable brûlant, à l’ombre de ce parasol improvisé. Nous nous enterrons dans le sable, l’un à côté de l’autre. Peut-être qu’Ouma s’endort, comme cela, tandis que je regarde son visage aux yeux fermés, son beau front lisse où les cheveux bougent dans le vent. Quand elle respire, le sable glisse sur sa poitrine, fait briller son épaule à la lumière comme une pierre. Du bout des doigts, je caresse sa peau. Mais Ouma ne bouge pas. Elle respire lentement, la tête appuyée sur son bras replié, tandis que le vent emporte le sable en petits ruisseaux sur son corps immense. Devant moi, je vois le ciel vide, et Rodrigues brumeuse sur le miroir du lagon. Les oiseaux de mer volent au-dessus de nous, se sont posés sur la plage, à quelques pas de nous. Ils n’ont plus peur, ils sont devenus nos amis.
Je crois que ce jour est sans fin, comme la mer.
Pourtant le soir vient, et je marche sur la plage, entouré des oiseaux qui volent en poussant des cris inquiets. Il est trop tard pour songer à retourner à Rodrigues. La marée baisse, dénude les plateaux de corail dans le lagon, et nous risquerions de nous échouer, ou de briser la pirogue. Ouma vient de me rejoindre à la pointe de l’île. Nous nous sommes rhabillés à cause du vent de la mer. Les oiseaux de mer nous suivent en volant, se posent sur les rochers devant nous en poussant des cris étranges. Ici, la mer est libre. Nous voyons les vagues qui se brisent, au bout de leur voyage.