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Quand je m’assois à côté d’Ouma, elle m’entoure de ses bras, elle appuie sa tête contre mon épaule. Je sens son odeur, sa chaleur. Le vent qui souffle est un vent de crépuscule, qui porte déjà l’ombre. Ouma frissonne contre moi. C’est ce vent qui l’inquiète, qui inquiète aussi les oiseaux et les fait sortir de leurs refuges, haut dans le ciel, criant vers les dernières lueurs du soleil au-dessus de la mer.

La nuit arrive vite. Déjà l’horizon s’efface et l’écume cesse de briller. Nous retournons de l’autre côté de l’île, sous le vent. Ouma prépare une couche pour la nuit. Elle étale des varechs séchés sur la dune, en haut de la plage. Nous nous enroulons dans nos vêtements pour ne pas sentir l’humidité. Les oiseaux ont cessé leur vol affolé. Ils se sont mis sur la plage, non loin de nous, et nous entendons dans l’ombre leurs caquetages, leurs claquements de bec. Serré contre Ouma, je respire l’odeur de son corps et de ses cheveux, je sens le goût de sel sur sa peau et sur ses lèvres.

Puis je sens sa respiration qui se calme, et je reste immobile, les yeux ouverts sur la nuit, écoutant le fracas des vagues qui montent derrière nous, de plus en plus proches. Les étoiles sont si nombreuses, aussi belles que lorsque j’étais couché sur le pont du Zeta. Devant moi, près des taches noires des montagnes de Rodrigues, il y a Orion et les Belles de nuit, et tout à fait au zénith, près de la Voie lactée, comme autrefois, je cherche les grains brillants des Pléiades. Comme autrefois, j’essaie d’apercevoir la septième étoile, Pléïone, et au bout du Grand Chariot, Alcor. En bas, à gauche, je reconnais la Croix du Sud, et je vois apparaître lentement, comme s’il naviguait vraiment sur la mer noire, le grand navire Argo. Je voudrais entendre la voix d’Ouma, mais je n’ose pas la réveiller. Je sens contre moi le mouvement lent de sa poitrine qui respire, et cela se mêle au fracas rythmé de la mer. Après cette journée si longue, pleine de lumière, nous sommes dans une nuit profonde et lente qui nous pénètre et nous transforme. C’est pour cela que nous sommes ici, pour vivre ce jour et cette nuit, loin des autres hommes, à l’entrée de la haute mer, parmi les oiseaux.

Est-ce que nous avons dormi vraiment ? Je ne sais plus. Je suis immobile, longtemps, sous le souffle du vent, sentant les coups terribles des vagues dans le socle de corail, et les étoiles girent lentement jusqu’à l’aube.

Au matin, Ouma est blottie dans le creux de mon corps, elle dort malgré le soleil qui éblouit ses paupières. Le sable mouillé par la rosée est collé sur sa peau sombre, coule en petits ruisseaux le long de sa nuque, se mélange au désordre des vêtements. Devant moi, l’eau du lagon est verte, et les oiseaux ont quitté la plage : ils recommencent leur ronde, ailes éployées dans le vent, yeux perçants qui guettent les fonds marins. Je vois les montagnes de Rodrigues, le Piton, le Bilactère, et le Diamant isolé sur la rive, nets et clairs. Il y a des pirogues qui glissent avec leur voile gonflée. Dans quelques instants, nous devrons remettre nos habits crissants de sable, nous monterons dans la pirogue, et le vent tirera sur la voile. Ouma restera à moitié endormie à l’avant, couchée au fond de la pirogue. Nous quitterons notre île, nous partirons, nous irons vers Rodrigues, et les oiseaux de mer ne nous accompagneront pas.

Lundi 10 août (1914)

Je fais le compte des jours, ce matin, seul au fond de l’Anse aux Anglais. Il y a plusieurs mois que j’ai commencé, suivant l’exemple de Robinson Crusoé, mais n’ayant pas de bois à entailler, ce sont des marques que j’ai faites sur les couvertures de mes cahiers d’écolier. C’est comme cela que je parviens à cette date, pour moi extraordinaire, puisqu’elle m’indique qu’il y a maintenant exactement quatre ans que je suis arrivé à Rodrigues. Cette découverte me bouleverse tellement que je ne peux plus rester en place. À la hâte, j’enfile mes chaussures poussiéreuses, pieds nus car il y a bien longtemps que je n’ai plus de chaussettes. Dans la cantine, je sors la veste grise souvenir de mes jours dans les bureaux de W. W. West à Port Louis. Je boutonne ma chemise jusqu’au col, mais impossible de trouver une cravate, la mienne ayant servi à attacher les pans de la voile qui me sert de tente une nuit d’orage. Sans chapeau, les cheveux et la barbe longs comme un naufragé, le visage brûlé de soleil, et vêtu de cette veste de bourgeois et chaussé de ces vieilles bottes, j’aurais été la risée des gens de Rempart Street à Port Louis. Mais ici, à Rodrigues, on est moins difficile, et je suis passé à peu près inaperçu.

Les bureaux de la Cable & Wireless sont encore vides à cette heure. Seul, un employé indien me regarde avec indifférence, même quand je lui pose, le plus poliment du monde, ma question saugrenue.

« Excusez-moi, monsieur, quel jour sommes-nous ? »

Il semble réfléchir. Sans bouger de sa place, sur les marches de l’escalier, il dit :

« Lundi. »

J’insiste :

« Mais quelle date ? »

Après un autre silence, il énonce :

« Lundi 10 août 1914. »

Tandis que je descends le long du chemin, entre les vacoas, vers la mer, je sens une sorte de vertige. Il y a si longtemps que je vis dans cette vallée solitaire, dans la compagnie du fantôme du Corsaire inconnu ! Seul avec l’ombre d’Ouma, qui disparaît parfois si longtemps que je ne sais plus si elle existe vraiment. Il y a si longtemps que je suis loin de ma maison, de ceux que j’aime. Le souvenir de Laure et de Mam me serre le cœur, comme un pressentiment. Le ciel bleu m’éblouit, la mer semble brûler. Il me semble que je viens d’un autre monde, d’un autre temps.

Quand j’arrive à Port Mathurin, je suis tout à coup dans la foule. Ce sont des pêcheurs qui retournent chez eux, à la baie Lascars, ou des fermiers des montagnes venus pour le marché. Des enfants noirs courent à côté de moi, en riant, puis se cachent quand je les regarde. À force de vivre dans son domaine, je crois que je me suis mis à ressembler un peu au Corsaire. Un drôle de corsaire sans bateau, sorti tout poussiéreux et guenilleux de sa cachette.

Passé la case Portalis, je suis au centre de la ville, dans Barclay’s Street. À la banque, tandis que je retire mes dernières économies (de quoi acheter biscuits marins, cigarettes, huile, café, et une pointe de harpon pour la pêche aux hourites), j’entends la première rumeur de cette guerre vers laquelle le monde semble se précipiter avec frénésie. Un exemplaire récent du Mauricien sur le mur de la banque affiche les nouvelles reçues d’Europe par télégraphe : la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie après l’attentat de Sarajevo, la mobilisation en France et en Russie, les préparatifs de guerre en Angleterre. Ces nouvelles sont vieilles de dix jours déjà !

J’erre un long moment dans les rues de cette ville, où personne ne semble se rendre compte de la destruction qui menace le monde. La foule se presse devant les magasins, à Duncan Street, chez les Chinois de Douglas Street, sur le chemin du débarcadère. Un instant, je pense à aller parler au docteur Camal Boudou, au dispensaire, mais j’ai honte de mes habits en haillons et de mes cheveux trop longs.

Dans les bureaux de la Compagnie Elias Mallac, une lettre m’attend. Je reconnais sa belle écriture penchée, sur l’enveloppe, mais je n’ose pas la lire tout de suite. Il y a trop de monde dans le bureau de poste. Je la tiens dans ma main en marchant dans les rues de Port Mathurin, tout le temps que je fais mes courses. Ce n’est que lorsque je suis de retour dans l’Anse aux Anglais, assis dans mon campement sous le vieux tamarinier, que je peux ouvrir la lettre. Sur l’enveloppe je lis la date de l’envoi : 6 juillet 1914. La lettre n’a qu’un mois.