Elle est écrite sur une feuille de papier indien, léger, fin et opaque, que je reconnais rien qu’au craquement qu’il fait entre les doigts. C’est le papier sur lequel notre père aimait écrire, ou tracer ses plans. Je croyais que ces feuilles avaient toutes disparu lors de notre déménagement du Boucan. Où Laure les a-t-elle trouvées ? Je pense qu’elle a dû les garder tout ce temps, comme si elle les avait réservées pour m’écrire. De voir son écriture penchée, élégante, cela me trouble au point que je ne peux lire pendant un instant. Puis je lis ses mots à mi-voix, pour moi-même :
Mon cher Ali,
Tu vois, je ne sais pas tenir parole. J’avais juré de ne t’écrire que pour te dire un seul mot : reviens ! Et voici que je t’écris sans savoir ce que je vais te dire.
Je vais d’abord te donner quelques nouvelles, qui, comme tu l’imagines, ne sont pas fameuses. Depuis ton départ, tout ici est devenu encore plus triste. Mam a cessé toute activité, elle ne veut même plus aller en ville pour essayer d’arranger nos affaires. C’est moi qui suis allée à plusieurs reprises pour tenter d’apitoyer nos créanciers. Il y a un Anglais, un certain M. Notte (c’est un nom qui ne s’invente pas !), qui menace de saisir les trois meubles que nous avons encore à Forest Side. J’ai réussi à l’arrêter, en faisant des promesses, mais pour combien de temps ? Assez de cela. Mam est bien faible. Elle parle encore d’aller se réfugier en France, mais les nouvelles qui arrivent parlent toutes de guerre. Oui, tout est bien sombre en ce moment, il n’y a plus guère d’avenir.
Mon cœur se serre tandis que je lis ces lignes. Où est la voix de Laure, elle qui ne se plaignait jamais, qui refusait ce qu’elle appelait les « jérémiades » ? L’inquiétude que je ressens n’est pas celle de la guerre qui menace le monde. C’est plutôt le vide qui s’est creusé entre moi et ceux que j’aime, qui me sépare d’eux irrémédiablement. Je lis tout de même la dernière ligne, où il me semble reconnaître un bref instant la voix de Laure, sa moquerie :
« Je ne cesse pas de penser au temps où nous étions heureux, au Boucan, aux journées qui n’en finissaient pas. Je souhaite que pour toi, là où tu es, il y ait aussi de belles journées, et du bonheur, à défaut de trésors. »
Elle signe seulement d’une initiale, « L », sans formule d’adieu. Elle n’a jamais aimé les serrements de main ni les embrassades. Que me reste-t-il d’elle, entre mes mains, dans cette vieille feuille de papier indien ?
Je replie la lettre avec soin, et je la range avec mes papiers dans la cantine, près de l’écritoire. Dehors, la lumière de midi étincelle, fait briller avec force les pierres sur le fond de la vallée, aiguise les feuilles des vacoas. Le vent apporte le bruit de la marée qui monte. Les moucherons dansent à l’entrée de la tente, peut-être sentent-ils l’orage ? Il me semble que j’entends encore la voix de Laure, qui s’adresse à moi de l’autre côté de la mer, qui m’appelle au secours. Malgré le bruit de la mer et du vent, le silence est partout ici, la solitude éblouit dans la lumière.
Je marche au hasard à travers la vallée, encore vêtu de ma veste grise trop grande pour moi, les pieds écorchés par les bottines dont le cuir s’est desséché. Je marche sur les traces que je connais, le long des lignes du plan du Corsaire et de ses amorces, un grand hexagone terminé par six pointes, qui n’est autre que l’étoile du sceau de Salomon, et qui répond aux deux triangles inversés des organeaux.
Je traverse plusieurs fois l’Anse aux Anglais, le regard errant sur le sol, écoutant le bruit de mes pas qui résonne. Je vois chaque pierre que je connais, chaque buisson, et sur le sable des dunes, à l’estuaire de la rivière Roseaux, les traces de mes propres pas, qu’aucune pluie n’a lavées. Je relève la tête, et je vois au fond de la vallée les montagnes bleues, inaccessibles. C’est comme si je voulais me souvenir de quelque chose de lointain, d’oublié, du grand ravin sombre de Mananava, peut-être, là où commençait la nuit.
Je ne peux plus attendre. Ce soir, quand le soleil descend vers les collines, au-dessus de la pointe Vénus, je marche jusqu’à l’entrée du ravin. Avec fièvre, j’escalade les blocs qui ferment l’entrée, et je creuse à coups de pic dans les parois du ravin, au risque d’être enterré sous un ébouleraient. Je ne veux plus penser à mes calculs, aux jalons. J’entends les coups de mon cœur, le bruit rauque de ma respiration oppressée, et le fracas des pans de terre et de schiste qui s’effondrent. Cela me soulage, me libère de mon anxiété.
Avec fureur, je jette les blocs de roche qui pèsent cent livres contre les parois de basalte, au fond du ravin, je sens l’odeur de salpêtre qui flotte dans l’air surchauffé. Je suis ivre, je crois, ivre de solitude, ivre de silence, et c’est pour cela que je fais éclater les pierres, et que je parle seul, que je dis : « Ici ! Ici !… Là ! Encore, là !… »
Au fond du ravin, je m’attaque à un groupe de pierres basaltiques, si grosses et anciennes que je ne peux douter qu’elles aient été roulées du haut des collines noires. Il faudrait plusieurs hommes pour les déplacer, mais je ne peux me résoudre à attendre la venue des Noirs des fermes, Raboud, Adrien Mercure, ou Fritz Castel. Au prix de grands efforts, ayant creusé un trou de sonde sous la première pierre basaltique, je parviens à glisser la pointe de mon pic et je presse sur le manche comme sur un levier. Le bloc bouge un peu, j’entends la terre tomber dans une cavité profonde. Mais le manche du pic casse net, et je tombe violemment contre la paroi rocheuse.
Je reste un long moment à moitié assommé. Quand je reviens à moi, je sens le liquide chaud qui coule dans mes cheveux, sur ma joue : mon sang. Je suis trop faible pour me relever, et je reste couché au fond du ravin, appuyé sur un coude, tenant mon mouchoir appuyé sur l’occiput pour empêcher le sang de couler.
Un peu avant la nuit, je suis tiré de ma torpeur par un bruit à l’entrée du ravin. Dans mon délire, je prends le manche de la pioche pour me défendre, au cas où ce serait un chien sauvage, ou peut-être un rat affamé. Puis je reconnais la silhouette mince de Sri, sombre dans la lumière éblouissante du ciel. Il marche en haut du ravin, et quand je l’appelle, il descend le long du glacis.
Son regard est effrayé, mais il m’aide à me relever et à marcher jusqu’à l’entrée du ravin. Je suis blessé et faible, mais c’est moi qui lui dis, comme à un animal effarouché : « Viens, allons, viens ! » Nous marchons ensemble au fond de la vallée, vers le campement. Ouma m’attend. Elle apporte de l’eau dans la marmite, et en puisant l’eau dans le creux de sa main, elle lave ma blessure où le sang a collé les cheveux. Elle dit :
« Vous aimez vraiment l’or ? »
Je lui parle de la cachette que j’ai trouvée sous les pierres de basalte, des signes qui indiquent ces pierres et ce ravin, mais je suis véhément et confus, et elle doit croire que je suis fou. Pour elle, le trésor ne compte pas, elle méprise l’or comme tous les manafs.
La tête entourée de mon mouchoir taché de sang, je mange le repas qu’elle m’a apporté, du poisson séché et du kir. Après le repas, elle s’assoit à côté de moi et nous restons longtemps sans rien dire, devant le ciel clair qui précède la nuit. Les oiseaux de mer traversent l’Anse aux Anglais, par groupes, vers leurs refuges. Maintenant, je ne ressens plus d’impatience, ni de colère.