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Ouma appuie sa tête contre mon épaule, comme aux premiers temps que nous nous sommes connus. Je sens l’odeur de son corps, de ses cheveux.

Je lui parle de ce que j’aime, les champs du Boucan, les Trois Mamelles, la vallée sombre et dangereuse de Mananava, où volent toujours les deux pailles-en-queue. Elle écoute sans bouger, elle pense à autre chose. Je sens que son corps ne s’abandonne plus. Quand je veux la rassurer, la caresser, elle s’écarte, elle met ses bras autour de ses longues jambes, comme elle fait quand elle est seule.

« Qu’est-ce que tu as ? Tu es fâchée ? »

Elle ne répond pas. Nous marchons ensemble jusqu’aux dunes, dans la nuit qui commence. L’air est si doux, si léger au commencement de l’été, le ciel pur commence à s’illuminer d’étoiles. Sri est resté assis près du campement, immobile et droit comme un chien de garde.

« Raconte encore, quand tu étais enfant. »

Je parle lentement, en fumant une cigarette, sentant l’odeur de miel du tabac anglais. Je parle de tout cela, de notre maison, de Mam qui lisait les leçons sous la varangue, de Laure qui allait se cacher dans son arbre du bien et du mal, de notre ravin. Ouma m’interrompt pour me poser des questions, sur Mam, sur Laure surtout. Elle m’interroge sur elle, sur ses toilettes, sur ce qu’elle aimait, et je la crois jalouse. Tant d’attention de cette fille sauvage pour une jeune fille de la bourgeoisie m’amuse. Je crois que, pas à un seul moment, je n’ai compris alors ce qui se passait en elle, ce qui la tourmentait, la rendait vulnérable. Dans l’obscurité, je distingue à peine sa silhouette assise à côté de moi dans les dunes. Quand je veux me relever pour retourner au campement, elle me retient par le bras.

« Reste encore un peu. Parle-moi encore de là-bas. »

Elle veut que je lui parle encore de Mananava, des champs de canne où nous courions avec Denis, puis le ravin qui s’ouvrait dans la forêt mystérieuse, et le vol lent des oiseaux étincelants de blancheur.

Puis elle me parle d’elle, encore, de son voyage en France, le ciel si sombre et si bas qu’on dirait que la lumière va s’éteindre pour toujours, les prières dans la chapelle, et les chants qu’elle aimait. Elle me parle de Hari, et de Govinda qui grandit au milieu des troupeaux, là-bas, dans le pays de sa mère. Un jour, Sri a fabriqué une flûte avec un roseau, et il s’est mis à jouer, tout seul dans la montagne, et c’est ainsi que sa mère a compris qu’il était l’envoyé du Seigneur. C’est lui, quand elle est revenue vivre chez les manafs, qui lui a enseigné à rattraper les cabris à la course, c’est lui qui l’a guidée la première fois jusqu’à la mer, pour pêcher les crabes et les hourites. Elle parle aussi de Soukha et Sari, le couple d’oiseaux de lumière qui savent parler, et qui chantent pour le Seigneur dans le pays de Vrindavan, elle dit que ce sont eux que j’ai vus autrefois, devant l’entrée de Mananava.

Plus tard, nous retournons au campement. Jamais encore nous n’avons parlé comme cela, doucement, à voix basse, sans nous voir, à l’abri du grand arbre. C’est comme si le temps n’existait plus, ni rien d’autre au monde que cet arbre, ces pierres. Quand nous sommes allés loin dans la nuit, je m’allonge sur le sol pour dormir, devant l’entrée de la tente, la tête appuyée contre mon bras. J’attends qu’Ouma vienne me rejoindre. Mais elle reste immobile à sa place, elle regarde Sri qui est assis sur une pierre, un peu à l’écart, et leurs silhouettes éclairées par le ciel sont pareilles à celles des guetteurs nocturnes.

Quand le soleil monte dans le ciel, au-dessus des montagnes, je suis sous la tente, assis en tailleur devant la cantine qui me sert de pupitre, et je dessine une nouvelle carte de l’Anse aux Anglais, où je trace toutes les lignes qui unissent les jalons, faisant apparaître peu à peu une sorte de toile d’araignée dont les six points d’amarrage forment cette grande étoile de David dont les deux triangles inversés des organeaux, à l’est et à l’ouest, étaient la première figuration.

Je ne pense plus à la guerre, aujourd’hui. Il me semble que tout est neuf et pur. En relevant la tête, tout d’un coup, j’aperçois Sri qui me regarde. Je ne le reconnais pas tout de suite. D’abord je crois que c’est un des enfants de la ferme Raboud qui est descendu accompagner son père à la pêche. C’est son regard que je reconnais, sauvage, inquiet, mais aussi doux et brillant, et qui va droit vers moi, sans se détourner. Je laisse là mes papiers, je marche vers lui, sans hâte, pour ne pas l’effrayer. Quand je suis à dix pas de lui, le jeune garçon se retourne et s’éloigne. Il va sans se presser, sautant sur les rochers et se retournant pour m’attendre.

« Sri ! Viens !… » J’ai crié, bien que je sache qu’il ne peut m’entendre. Mais il continue à s’éloigner vers le fond de la vallée. Alors je le suis sur le chemin, sans chercher à le rattraper. Sri bondit légèrement sur les rochers noirs, et je vois sa silhouette fine qui semble danser devant moi, puis qui disparaît entre les broussailles. Je crois l’avoir perdu, mais il est là, à l’ombre d’un arbre, ou dans un creux de rocher. Je ne le vois que lorsqu’il se remet à marcher.

Pendant des heures, je suis Sri à travers la montagne. Nous sommes haut, au-dessus des collines, sur les flancs des montagnes dénudées. Au-dessous de moi, je vois les pentes rocheuses, les taches sombres des vacoas et des arbustes épineux. Ici, tout est nu, minéral. Le ciel est magnifiquement bleu, les nuages venus de l’est courent au-dessus de la mer, passent sur la vallée en jetant une ombre rapide. Nous continuons à monter. Parfois je ne vois même plus mon guide, et quand je l’aperçois, loin devant moi, dansant rapide et léger, je ne suis pas sûr de ne pas avoir vu un cabri, un chien sauvage.

A un moment je m’arrête pour regarder la mer, au loin, comme je ne l’ai jamais vue encore : immense, brillante et dure à la lumière du soleil, traversée par la longue frange silencieuse des brisants.

Le vent souffle en rafales froides qui mettent des larmes dans mes yeux. Je reste assis sur une pierre pour reprendre mon souffle. Quand je recommence à marcher, j’ai peur d’avoir perdu Sri. Les yeux plissés, je le cherche, vers le haut de la montagne, sur les pentes sombres des vallons. Alors que je suis sur le point de renoncer à le retrouver, je le vois, entouré d’autres enfants, avec un troupeau de cabris, sur l’autre versant de la montagne. J’appelle, mais l’écho de ma voix fait fuir les enfants, qui disparaissent avec leurs chèvres, au milieu des broussailles, et des pierres.

Je vois ici les traces des hommes : ce sont des sortes de cercles de pierres sèches, semblables à ceux que j’ai trouvés lorsque je suis arrivé la première fois à l’Anse aux Anglais. Je remarque aussi des sentiers à travers la montagne, à peine marqués, mais que je peux apercevoir parce que la vie sauvage que je mène depuis quatre ans à l’Anse aux Anglais m’a appris à repérer le passage des hommes. Comme je m’apprête à descendre de l’autre côté de la montagne pour chercher les enfants, je vois Ouma tout à coup. Elle vient jusqu’à moi, et sans prononcer un mot, elle me prend par la main et elle me guide vers le haut de la falaise, là où le terrain forme une sorte de glacis en surplomb.

De l’autre côté du vallon, sur la pente aride, le long d’un torrent asséché, je vois des huttes de pierres et de branches, quelques champs minuscules protégés du vent par des murets. Des chiens nous ont sentis et aboient. C’est le village des manafs.

« Tu ne dois pas aller plus loin, dit Ouma. Si un étranger venait, les manafs seraient obligés de partir plus loin dans la montagne. »

Nous marchons le long de la falaise, jusqu’au versant nord de la montagne. Nous sommes face au vent. En bas, la mer est infinie, sombre, tachée de moutons. Vers l’est, il y a le miroir de turquoise du lagon.