« C’est fini. Il n’y a plus rien à trouver ici, allons-nous-en. »
Le jeune garçon me regarde avec tellement d’insistance, ses yeux brillent si fort que je n’ose pas lui communiquer mon désespoir. Le plus fermement que je peux, je marche au fond de la vallée, vers mon campement sous le tamarinier. Je dis :
« Nous allons faire des recherches là-bas, du côté ouest. Il faut sonder, poser des jalons. Tu verras, nous finirons par trouver. Nous allons chercher partout, de l’autre côté, et puis aussi en haut de la vallée. Nous ne laisserons pas un pouce de terrain sans avoir cherché. Nous trouverons ! »
Croit-il ce que je lui dis ? Il semble rasséréné par mes paroles. Il dit :
« Oui, Monsieur, nous trouverons, si les manafs n’ont pas trouvé avant nous ! »
L’idée du trésor du Corsaire dans les mains des manafs le fait rire. Mais il ajoute, tout à coup devenu sérieux :
« Si les manafs trouvaient l’or, ils le jetteraient à la mer ! »
Et s’il disait vrai ?
L’inquiétude que je ressens maintenant depuis des semaines, ce bruit qui gronde au-delà des mers comme le bruit de l’orage, et que je ne peux oublier, ni le jour ni la nuit, voici qu’aujourd’hui je les perçois dans toute leur violence.
Parti de bonne heure pour Port Mathurin, dans l’espoir d’une nouvelle lettre de Laure, j’arrive à travers les broussailles et les vacoas devant les bâtiments de la Cable & Wireless, à la pointe Vénus, et je vois le rassemblement des hommes devant la maison du télégraphe. Les Rodriguais attendent devant la varangue, certains discutant debout, d’autres assis à l’ombre, sur les marches de l’escalier, le regard absent, fumant une cigarette.
Dans ma folie des jours passés au fond du ravin, pour trouver la deuxième cachette du Corsaire, je n’ai plus pensé vraiment à la gravité de la situation en Europe. Pourtant, l’autre jour, en passant devant l’immeuble de la Mallac & C°, j’ai lu avec la foule le communiqué affiché à côté de la porte, arrivé de Port Louis sur le bateau des postes. Cela parlait de mobilisation générale pour la guerre qui a commencé là-bas, en Europe. L’Angleterre a déclaré la guerre à l’Allemagne, aux côtés de la France. Lord Kitchener fait appel à tous les volontaires, dans les colonies et les dominions, au Canada, en Australie, et aussi en Asie, aux Indes, en Afrique. J’ai lu l’affiche, puis je suis retourné à l’Anse aux Anglais, peut-être dans l’espoir de trouver Ouma, de lui parler de cela. Mais elle n’est pas venue, et ensuite le bruit des travaux au fond du ravin a dû lui faire peur.
Comme j’avance vers le bâtiment du télégraphe, personne ne fait attention à moi, malgré mes habits déchirés et mes cheveux trop longs. Je reconnais Mercure, Raboud, et un peu à l’écart, le géant Casimir, le marin du Zeta. Lui aussi me reconnaît, et son visage s’éclaire. Les yeux brillants de contentement, il m’explique que l’on attend ici les instructions pour l’engagement. C’est pour cela qu’il n’y a ici que des hommes ! Les femmes n’aiment pas la guerre.
Casimir me parle de l’armée, des navires de guerre où il espère qu’on le prendra, pauvre bon géant ! Il parle déjà des combats qu’il va livrer dans ces pays qu’il ne connaît pas, contre un ennemi dont il ignore le nom. Puis un homme, un Indien employé au télégraphe, apparaît sur la varangue. Il commence à lire une liste de noms, ceux qu’on va communiquer aux bureaux du recrutement à Port Louis. Il lit les noms très lentement, dans le silence qui maintenant s’est appesanti sur les lieux, avec sa voix chantante et nasillarde où l’accent anglais déforme les syllabes.
« Hermitte, Corentin, Latour, Sifflette, Lamy, Raffaut… »
Il lit ces noms, et les rafales du vent les emportent et les dispersent dans la lande, parmi les lames des vacoas et les roches noires, ces noms qui résonnent déjà étrangement, comme des noms de morts, et j’ai envie tout à coup de m’enfuir, de retourner dans ma vallée, là où personne ne pourra me trouver, disparaître sans laisser de traces dans le monde d’Ouma, parmi les roseaux et les dunes. La voix lente énumère les noms et je frissonne. Jamais encore je n’ai ressenti cela, comme si elle allait prononcer mon nom parmi ces noms, qu’il fallait qu’elle dise mon nom, parmi ceux de ces hommes qui vont quitter leur monde pour se battre contre nos ennemis.
« Portalis, Haouet, Céline, Bégué, Hitchen, Castor, Pichette, Simon… »
Je peux partir encore, je pense au ravin, aux lignes qui s’entrecroisent sur le fond de la vallée et qui font briller les points de repère comme des balises, je pense à tout ce que je vis depuis des mois et des années, cette beauté pleine de lumière, le bruit de la mer, les oiseaux libres. Je pense à Ouma, à sa peau, à ses mains lisses, son corps de métal noir qui glisse sous l’eau du lagon. Je peux partir, il est encore temps, loin de cette folie, quand les hommes rient et exultent chaque fois que l’Indien prononce leur nom. Je peux partir, chercher un endroit où j’oublierai cela, où je n’entendrai plus le bruit de la guerre dans le bruit de la mer et du vent. Mais la voix chantonnante continue de prononcer les noms, ces noms déjà irréels, noms des hommes d’ici qui vont mourir là-bas, pour un monde qu’ils ignorent.
« Ferney, Labutte, Jérémiah, Rosine, Médicis, Jolicœur, Victorine, Imboulla, Ramilla, Illke, Ardor, Grancourt, Salomon, Ravine, Roussety, Perrine, Perrine cadet, Azie, Cendrillon, Casimir… »
Quand l’Indien prononce son nom, le géant se redresse et saute à pieds joints en criant. Son visage exprime un tel contentement naïf qu’on pourrait croire qu’il vient de gagner un pari, ou qu’il a appris une bonne nouvelle. Et pourtant, c’est le nom de sa mort qu’il vient d’entendre.
Peut-être est-ce à cause de cela que je ne me suis pas enfui vers l’Anse aux Anglais, pour chercher un endroit où je pourrais oublier la guerre. Je crois que c’est à cause de lui, de son bonheur au moment où il a entendu son nom.
Quand l’Indien a fini de lire les noms de sa liste, il reste un instant immobile, avec le papier qui tremble dans les rafales du vent, et il demande, en anglais :
« Y a-t-il d’autres volontaires ? »
Et presque malgré moi je monte l’escalier de fonte jusqu’à la varangue, et je lui donne mon nom, pour qu’il l’ajoute à la liste. Tout à l’heure, Casimir a donné le signal de la joie, et maintenant, la plupart des Rodriguais dansent sur place et chantent. Quand je descends l’escalier, certains m’entourent et me serrent les mains. La fête se prolonge sur la route qui longe la mer jusqu’à Port Mathurin, et nous traversons les rues de la ville dans le bruit et la foule, pour nous rendre à l’hôpital où doit avoir lieu l’examen médical. En fait d’examen, c’est une simple formalité qui ne dure qu’une ou deux minutes. À tour de rôle, nous entrons torse nu dans le bureau torride, où Camal Boudou, flanqué de deux infirmiers, examine sommairement les volontaires et leur remet une feuille de route tamponnée. Je m’attends à ce qu’il me pose des questions, mais il regarde seulement mes dents et mes yeux. Il me remet la feuille, et au moment où je m’en vais, il dit seulement, de sa voix douce et grave, et alors son visage d’Indien n’exprime rien : « Vous aussi vous partez pour le casse-pipe ? » Puis il appelle le suivant, sans attendre de réponse. Sur la feuille, je lis la date de mon départ : 10 décembre 1914. Le nom du navire est laissé en blanc, mais la destination du voyage est inscrite : Portsmouth. C’est fait, je suis engagé. Je ne verrai même pas Laure et Mam avant de partir pour l’Europe, puisque le départ se fera vers les Seychelles.