Chaque jour, pourtant, je retourne au ravin, comme si j’allais enfin trouver ce que je cherche. Je ne puis me détacher de cette faille dans les flancs de la vallée, sans herbe, sans arbre, sans rien qui bouge ou qui vive, avec seulement la lumière qui se réverbère sur les pentes rouillées de la montagne et les roches de basalte. Le matin, avant que le soleil ne brûle trop, et au crépuscule du soir, je marche jusqu’au fond du cul-de-sac et je regarde les trous que j’ai découverts au pied de la falaise. Je m’allonge sur la terre, je passe mes doigts sur la bouche du puits, sur la paroi lissée par l’eau ancienne, et je rêve. De tous côtés, le fond du ravin est marqué par les coups de pic furieux, et la terre est trouée de cratères que la poussière commence déjà à emplir. Quand le vent force en ululant à l’intérieur du ravin, passe en rafales violentes en haut de la falaise, de petites avalanches de terre noire coulent à l’intérieur de ces trous, font retentir les cailloux au fond des cachettes. Combien de temps faudra-t-il pour que la nature referme le puits du Corsaire que j’ai ainsi mis au jour ? Je pense à tous ceux qui viendront après moi, dans dix ans peut-être, dans cent ans, et c’est pour eux que je décide alors de reboucher les cachettes. Dans la vallée, je trouve de grosses pierres plates que je porte à grand-peine jusqu’à la bouche des puits. D’autres cailloux plus petits, ramassés sur place, me servent à combler les interstices, et m’aidant de la pelle, je jette de la terre rouge par-dessus, que je tasse à grands coups de pelle. Le jeune Fritz Castel m’aide dans ce travail, sans comprendre. Mais il ne pose jamais de questions. Tout cela n’aura été pour lui, depuis le commencement, qu’une suite de rites incompréhensibles et un peu effrayants.
Quand tout est fini, je regarde avec satisfaction le monticule qui cache les deux cachettes du Corsaire, au fond du ravin. Il me semble qu’en accomplissant ce travail, j’ai fait un pas nouveau dans ma quête, que je suis devenu en quelque sorte le complice de cet homme mystérieux dont je suis depuis si longtemps la trace.
C’est le soir surtout que j’aime à rester dans le ravin. Quand le soleil approche de la ligne dentelée des collines de l’ouest, près du Comble du Commandeur, la lumière parvient presque jusqu’au fond du long corridor de pierre, éclaire de façon étrange les pans de rocher, allume le mica des schistes. Je reste assis, là, à l’entrée du ravin, et je regarde l’ombre avancer à travers la vallée silencieuse. Je guette chaque détail, chaque mouvement dans ce pays de pierres et d’épines. J’attends l’arrivée des oiseaux de mer, mes amis, qui chaque soir quittent les côtes du sud, l’île Pierrot, Gombrani, et volent vers leur refuge au nord, là où la mer se brise sur la barrière de corail.
Pourquoi font-ils cela ? Quel ordre secret les guide chaque soir le long de cette voie, au-dessus du lagon ? Comme j’attends les oiseaux de mer, j’attends aussi Ouma, j’attends de la voir marcher sur le lit de la rivière, mince et sombre, portant les hourites au bout de son harpon, ou un collier de poissons.
Parfois, elle vient, elle plante son harpon dans le sable, près des dunes, comme si c’était le signal pour que je vienne la voir. Quand je lui dis que j’ai trouvé la deuxième cachette du Corsaire, et qu’elle était vide, Ouma éclate de rire : « Alors il n’y a plus d’or, il n’y a plus rien ici ! » Je suis d’abord irrité, mais son rire est communicatif et bientôt je ris avec elle. Elle a raison.
Quand nous nous sommes aperçus que le puits était vide, notre tête devait être comique ! Ouma et moi nous courons vers les dunes, nous traversons les roseaux, et les nuées d’oiseaux d’argent s’envolent devant nous en piaillant. Nous enlevons nos vêtements à la hâte, et nous plongeons ensemble dans l’eau claire du lagon, si douce qu’on sent à peine lorsque notre corps entre dans l’autre élément. Nous glissons sous l’eau près des coraux, longtemps, sans reprendre notre souffle. Ouma ne cherche même pas à pêcher des poissons. Elle s’amuse seulement à les poursuivre sous l’eau, à débusquer les vieilles rouges dans leurs recoins sombres. Jamais nous n’avons été aussi gais, depuis que nous savons que les cachettes du trésor sont vides ! Un soir, tandis que nous regardons les étoiles apparaître au-dessus des montagnes, elle dit :
« Pourquoi cherches-tu de l’or ici ? »
Je voudrais lui parler de notre maison au Boucan, de notre jardin sans limites, de tout ce que nous avons perdu, puisque c’est cela que je cherche. Mais je ne sais pas le lui dire, et elle ajoute, tout bas, comme si elle se parlait à elle-même :
« L’or ne vaut rien, il ne faut pas avoir peur de lui, il est comme les scorpions qui ne piquent que celui qui a peur. »
Elle dit cela simplement, sans forfanterie, mais avec dureté, comme quelqu’un qui est sûr. Elle dit encore :
« Vous autres, le grand monde, vous croyez que l’or est la chose la plus forte et la plus désirable, et c’est pour cela que vous faites la guerre. Les gens vont mourir partout pour posséder l’or. »
Ces paroles font battre mon cœur, parce que je pense à mon engagement. Un instant, j’ai envie de tout dire à Ouma, mais ma gorge se serre. Il ne me reste plus que quelques jours à vivre ici, près d’elle, dans cette vallée, si loin du monde. Comment parler de la guerre à Ouma ? Pour elle c’est le mal, je crois qu’elle ne me le pardonnerait pas, et qu’elle s’enfuirait aussitôt.
Je ne peux pas lui parler. Je tiens sa main dans la mienne, serrée très fort pour bien sentir sa chaleur, je respire son souffle sur ses lèvres. La nuit est douce, une nuit d’été, et le vent a cessé quand la mer est étale, les étoiles sont nombreuses et belles, tout est plein de paix et de joie. Pour la première fois, je crois, je goûte le temps qui passe sans impatience ni désir, mais avec tristesse, en pensant que plus rien de tout cela ne peut revenir, que cela va être détruit. Plusieurs fois, je suis sur le point d’avouer à Ouma que nous n’allons plus nous revoir, mais c’est son rire, son souffle, l’odeur de son corps, le goût du sel sur sa peau qui m’arrêtent. Comment troubler cette paix ? Je ne peux retenir ce qui va être brisé, mais je peux croire encore au miracle.
Chaque matin, comme la plupart des Rodriguais, je suis devant le bâtiment du télégraphe, en quête de nouvelles.
Les communiqués en provenance de l’Europe sont affichés sous la varangue, à côté de la porte du télégraphe. Ceux qui savent lire traduisent en créole aux autres. Dans la bousculade, je parviens à lire quelques lignes : il est question des armées de French, de Haig, et des troupes françaises de Langle, de Larrezac, des batailles en Belgique, des menaces sur le Rhin, du front sur l’Oise, près de Dînant, dans les Ardennes, près de la Meuse. Je connais ces noms pour les avoir appris au collège, mais que peuvent-ils signifier pour la plupart des Rodriguais ? Pensent-ils à ces noms comme à des sortes d’îles, où le vent balance les palmes des cocos et des lataniers, où l’on entend, comme ici, le bruit incessant de la mer sur les récifs ? Je ressens la colère, l’impatience, car je sais que dans peu de temps, quelques semaines peut-être, je serai là-bas, sur les bords de ces fleuves inconnus, dans cette guerre qui balaie tous les noms.
Ce matin, quand le jeune Fritz Castel est venu, j’ai fait quelque chose qui ressemble à un testament. Muni de mon théodolite, j’ai calculé pour la dernière fois la droite est-ouest qui passe exactement par les deux signes de l’organeau, sur les rives de la vallée, et j’ai déterminé l’endroit où cette droite rencontre l’axe nord-sud tel que l’indique la boussole, avec la différence légère donnée par la direction du nord stellaire. Au point de rencontre de ces deux droites, c’est-à-dire au centre de la vallée de la rivière Roseaux, aux limites du terrain marécageux qui forme une langue de terre entre les deux bras de la rivière, j’ai apporté une lourde pierre de basalte, ayant la forme d’une borne. Pour faire venir cette pierre, j’ai dû la faire glisser avec l’aide du jeune Noir sur un chemin de roseaux et de branches rondes, disposé sur le lit de la rivière. J’ai attaché une corde à la borne et, tirant et poussant à tour de rôle, nous l’avons amenée de l’autre bout de la vallée, sur une distance de plus d’un mille, jusqu’au point que j’ai marqué B sur mes plans, un peu en hauteur sur une butte de terre qui avance dans l’estuaire et se trouve entourée d’eau à marée haute.