Tout ce travail nous a occupés presque tout le jour. Fritz Castel m’a aidé sans me poser de questions. Puis il est retourné chez lui.
Le soleil est bas dans le ciel quand, muni d’un ciseau à froid et d’un gros caillou en guise de maillet, je commence à tracer mon message pour le futur. Sur le sommet de la borne, j’ai tracé une rainure longue de trois pouces, qui correspond à la droite qui relie les organeaux est-ouest. Sur le flanc de la borne, du côté sud, j’ai marqué les principaux points de repère correspondant aux jalons du Corsaire. Il y a le M majuscule qui représente les pointes du Comble du Commandeur, les : : poinçonnés sur la roche, la gouttière désignant le ravin, et le point indiquant la pierre la plus au nord, à l’entrée de l’estuaire. Sur la face nord de la borne, j’ai marqué au moyen de cinq poinçons les cinq principaux jalons du Corsaire : le Charlot, le Bilactère, le mont des Quatre Vents, qui forment le premier alignement sud-sud-est, et le Commandeur et le Piton qui forment un deuxième alignement légèrement divergent.
J’aurais voulu graver aussi les triangles de la grille du Corsaire, inscrits dans le cercle qui passe par les organeaux et par la pierre la plus au nord, et dont cette borne, je m’en aperçois, est le centre. Mais la surface de la pierre est trop inégale pour permettre d’inscrire avec mon ciseau émoussé un dessin aussi précis. Je me contente de marquer, à la base de la borne, en lettres majuscules, mes initiales, AL. En dessous, la date, en chiffres romains :
Cet après-midi, le dernier sans doute que je passe ici, dans l’Anse aux Anglais, j’ai voulu profiter de la chaleur du plein été pour nager longtemps dans le lagon. Je me suis déshabillé dans les roseaux, devant la plage déserte, là où nous allions avec Ouma. Aujourd’hui, tout me semble encore plus silencieux, lointain, abandonné. Il n’y a plus les nuées d’oiseaux couleur d’argent qui jaillissaient en poussant des cris aigus. Il n’y a plus d’oiseaux de mer dans le ciel. Il n’y a que les crabes soldats qui fuient vers la vase du marécage, leurs pinces dressées vers le ciel. Je nage longuement dans l’eau très douce, frôlant les coraux que la mer est en train de découvrir. Les yeux grands ouverts sous l’eau, je vois passer les poissons des hauts-fonds, des coffres, des aiguillettes couleur de nacre, et même un laffe splendide et vénéneux, ses nageoires dorsales hérissées comme des gréements. Tout près de la barrière de corail, je débusque une vieille qui s’arrête pour me regarder, avant de s’enfuir. Je n’ai pas de harpon, mais en aurais-je eu un, je crois que je n’aurais pas eu le cœur de l’utiliser contre une seule de ces créatures silencieuses, et voir leur sang empourprer l’eau !
Sur le rivage, dans les dunes, je me suis couvert de sable et j’ai attendu que le soleil déclinant le fasse couler sur ma peau en petits ruisseaux, comme lorsque j’étais là avec Ouma.
Je regarde la mer longtemps, j’attends. J’attends peut-être qu’Ouma apparaisse sur la plage, au crépuscule, son harpon d’ébène à la main, portant des hourites en guise de trophées. Les ombres emplissent la vallée quand je marche vers le campement. Avec inquiétude, avec désir, je regarde les hautes montagnes bleues, au fond de la vallée, comme si j’allais aujourd’hui enfin voir apparaître une forme humaine dans ce pays de pierres.
Ai-je appelé : « Ouma-ah » ? Peut-être, mais alors d’une voix si faible, si étranglée qu’elle n’a éveillé aucun écho. Pourquoi n’est-elle pas ici, maintenant, plus que n’importe quel soir ? Assis sur ma pierre plate, sous le vieux tamarinier, je fume en regardant la nuit entrer dans le creux de l’Anse aux Anglais. Je pense à Ouma, comme elle écoutait quand je lui parlais du Boucan, je pense à son visage caché dans ses cheveux, au goût du sel sur son épaule. Ainsi, elle savait tout, elle connaissait mon secret, et quand elle est venue près de moi, le dernier soir, c’était pour me dire adieu. Pour cela, elle cachait son visage, et sa voix était dure et amère quand elle me parlait de l’or, quand elle disait « vous autres, le grand monde ». De ne pas avoir compris, je sens maintenant de la colère, contre elle, contre moi-même. Je marche fiévreusement dans la vallée, puis je retourne m’asseoir sous le grand arbre où la nuit a déjà commencé, je froisse les papiers dans mes mains, les cartes. Plus rien de tout cela ne m’importe ! Maintenant, je sais qu’Ouma ne viendra plus. Je suis devenu comme les autres, comme les hommes de la côte que les manafs surveillent de loin, en attendant qu’ils laissent le passage.
Dans la lumière vacillante du crépuscule, je cours à travers la vallée, je grimpe en haut des collines, pour échapper à ce regard qui vient de tous les côtés à la fois. Je trébuche sur les cailloux, je m’agrippe aux blocs de basalte, j’entends la terre s’ébouler sous mes pieds jusqu’en bas, dans la vallée. Au loin, contre le ciel jaune, les montagnes sont noires et compactes, sans une lumière, sans un feu. Où vivent les manafs ? Sur le Piton, sur le Limon, à l’est, ou sur le Bilactère au-dessus de Port Mathurin ? Mais ils ne sont jamais deux nuits au même endroit. Ils dorment dans les cendres chaudes de leurs feux qu’ils étouffent au crépuscule, comme jadis les Noirs marrons dans les montagnes de Maurice, au-dessus du Morne. Je veux monter plus haut, jusqu’aux contreforts des montagnes, mais la nuit est venue, et je me cogne contre les rochers, je déchire mes habits et mes mains. J’appelle Ouma, encore, de toutes mes forces maintenant : « Ou-maaa », et mon cri résonne dans la nuit dans les ravins, fait un grondement étrange, un cri de bête qui m’épouvante moi-même. Alors je reste à demi couché contre la pente du glacis, et j’attends que le silence revienne dans la vallée. Alors tout est lisse et pur, invisible dans la nuit, et je ne veux plus penser à ce qui sera demain. Je veux être comme si rien ne s’était passé.
Ypres, hiver 1915
Somme, automne 1916
Nous ne sommes plus des néophytes, ni les uns ni les autres. Tous, nous avons eu notre part de misères, nous avons couru des dangers. Tous, Canadiens français de la 13e brigade d’infanterie, coloniaux indiens de la 27e et de la 28e divisions, nous avons connu l’hiver des Flandres, quand la bière gelait dans les tonneaux, les batailles dans la neige, le brouillard et les fumées empoisonnées, les bombardements incessants, les incendies dans les abris. Tant d’hommes sont morts. Nous ne connaissons plus guère la peur. Nous sommes indifférents, comme dans un rêve. Nous sommes des survivants…
Depuis des mois, sur les rives du fleuve, nous remuons la terre, la boue, jour après jour, sans savoir ce que nous faisons, sans même qu’on ait à nous le demander. Il y a si longtemps que nous sommes dans cette terre, écoutant les grondements des canons, et le chant des corbeaux de la mort, nous ne savons plus rien du temps. Y a-t-il des jours, des semaines, des mois ? Mais plutôt un seul et même jour qui revient sans cesse, nous surprend couchés dans la terre froide, affaiblis par la faim, fatigués, un seul et même jour qui gire lentement avec le soleil pâle derrière les nuages.