Выбрать главу

Somme, été 1916

Pareils à des fourmis, nous marchons à travers cette plaine, au bord du grand fleuve boueux. Nous suivons sans cesse les mêmes chemins, les mêmes rainures, nous labourons les mêmes champs, creusant des trous innombrables, sans savoir où nous allons. Creusant des galeries souterraines, des couloirs, des tunnels à travers la terre lourde et noire, la terre humide qui glisse autour de nous. Nous ne posons plus de questions, nous n’avons plus désir de savoir où nous sommes, pourquoi nous sommes là. Jour après jour, depuis des mois, nous labourons, creusons, ratissons la terre, le long de la rivière, face aux collines. Les premiers temps, quand nous sommes arrivés sur les bords de l’Ancre, des obus sont tombés, à gauche, à droite, et nous nous sommes jetés à plat ventre dans la boue, écoutant le sifflement sinistre des projectiles à bout de course. Les obus ont éclaté dans la terre, ont soufflé des arbres, des maisons, et les incendies brûlaient dans la nuit. Mais il n’y a pas eu de contre-attaque. Nous avons attendu, puis nous avons recommencé à creuser les tranchées, et les convois de mulets à apporter les poteaux de bois et le ciment, les tôles pour les toits. Au printemps, la pluie est tombée, fine et légère, un brouillard que dissipait l’éclat du soleil. Alors sont apparus les premiers avions, volant au-dessous des nuages. Odilon et moi les regardions en clignant des yeux, cherchant à voir qui ils étaient. Ils ont tourné, ils sont repartis vers le sud. « Ce sont des Français », dit Odilon. En face, chez les Fritz, ils n’ont que des dirigeables. On les voit quelquefois monter dans le ciel de l’aube, pareils à de grosses limaces enrubannées. « Tu verras, les avions français vont leur crever les yeux ! »

Odilon est mon camarade. C’est un Jersiais, qui parle avec un drôle d’accent que je ne comprends pas toujours. C’est un garçon de dix-huit ans, au visage angélique. Il n’a pas encore de barbe, et le froid fait rougir sa peau. Nous travaillons côte à côte depuis des mois, nous partageons les mêmes coins pour manger, pour dormir. Nous ne nous parlons jamais vraiment, sauf pour dire quelques mots, l’essentiel, juste des questions et des réponses. Il est entré dans l’armée après moi, et comme j’ai reçu le grade de caporal après la bataille d’Ypres, c’est lui que j’ai choisi comme ordonnance. Quand on voulait l’envoyer sur le front de Verdun, j’ai demandé qu’il reste avec moi. Depuis que je l’ai rencontré, il me semble que c’est moi qui dois le protéger dans cette guerre, comme si j’étais son frère aîné.

Les beaux jours sont là, les nuits sont plus belles, avec un ciel profond empli d’étoiles. Le soir, quand tout dort, nous écoutons les chants des crapauds dans les marécages, sur les rives du fleuve. C’est là que les hommes du contingent construisent les barrages de fil de fer barbelé, les miradors, cimentent les plates-formes pour les canons. Mais la nuit, quand on ne voit pas les fils de fer, ni les fosses des tranchées pareilles à des tombes ouvertes, on peut oublier qu’il y a la guerre, grâce à la douceur des chants des crapauds.

Les cadavres des chevaux sont arrivés par train à la gare d’Albert. Ils ont été transportés dans des tombereaux le long des chemins boueux, jusque sur les rives de l’Ancre. Chaque jour, les tombereaux apportent des montagnes de carcasses de chevaux morts, et les versent dans les champs d’herbes près de la rivière. Nous entendons les glapissements des corneilles et des corbeaux qui suivent les tombereaux. Un jour, nous marchons le long des rives de l’Ancre, pour travailler aux tranchées, et nous traversons un grand champ d’avoine et d’éteules où sont allongés les cadavres des chevaux morts à la guerre. Les corps sont déjà noirs et puants, et les vols de corbeaux se répandent en criant. Nous ne sommes pas des néophytes, tous nous avons vu la mort, les camarades que les balles des mitrailleuses jettent en arrière, plies en deux comme par un coup de poing invisible, ceux que les obus éventrent ou décervellent. Mais quand nous traversons ce champ où sont étendues les centaines de carcasses de chevaux morts, nous avons les jambes tremblantes et la nausée aux lèvres.

Cela, c’était le commencement de la guerre, et nous ne le savions pas. Nous pensions alors que la fin des combats était proche, que partout, autour de nous, le pays était désert, semblable à ces charniers où l’on déversait les chevaux morts. Devant nous, c’était comme la mer : ces collines, ces forêts, si sombres malgré la lumière de l’été, presque irréelles, sur lesquelles seuls les corbeaux avaient le droit de voler.

Qu’y avait-il là-bas ? Nos ennemis, silencieux, invisibles. Là-bas, ils vivaient, ils parlaient, ils mangeaient, ils dormaient comme nous, mais nous ne les voyions jamais. Parfois, le bruit des mitrailleuses, au loin, vers le nord-ouest, ou vers le sud, nous disait qu’ils existaient toujours. Ou bien le ronronnement aigu d’un avion qui filait entre deux nuages, qu’on ne revoyait plus.

Alors nous travaillons à faire des routes. Chaque jour, les camions apportent des cargaisons de cailloux qu’ils déversent en tas de loin en loin, sur les rives de l’Ancre. Les soldats de l’Armée Territoriale et de la Nouvelle Armée viennent avec nous pour construire ces routes, pour préparer la voie ferrée qui doit traverser le fleuve jusqu’à Hardecourt. Personne ne pourrait reconnaître le pays après ces quelques mois. Là où, au commencement de l’hiver, il n’y avait que des pâturages, des champs, des bois, quelques vieilles fermes, maintenant s’étend un réseau de routes de pierres, de voies ferrées, avec leurs abris en tôle, leurs hangars pour les camions et les avions, les tanks, les canons, les munitions. Par-dessus tout cela, les équipes de camouflage ont mis de grandes bâches brunes, des toiles, qui imitent des prairies galeuses. Quand le vent souffle, les toiles claquent comme les voiles d’un navire, et on entend la musique stridente dans les fils de fer barbelé. Les canons puissants ont été enterrés, au centre de grands cratères, paraissant des sortes de fourmilions géants, des crabes de terre malfaisants. Sans cesse les wagons vont et viennent, apportent les cargaisons d’obus : les 37 et les 47 de la marine, mais aussi les 58, les 75. Au-delà de la voie ferrée, les hommes creusent les tranchées sur les rives de l’Ancre, bétonnent les plates-formes pour les canons, construisent les abris fortifiés. Dans les plaines, au sud d’Hardecourt, près d’Albert, d’Aveluy, de Mesnil, là où la vallée se resserre, on a construit des décors en trompe l’œil : fausses ruines, faux puits qui abritent des mitrailleuses. Avec des uniformes usés, on fabrique des pantins bourrés de paille, qui imitent des cadavres de soldats étendus sur la terre. Avec des morceaux de tôle et des branches, on dresse de faux arbres creux pour abriter des guetteurs, des fusils-mitrailleurs, des obusiers. Sur les routes, les voies ferrées, les ponts, on a mis de grands rideaux de raphia couleur d’herbe, des bottes de foin. Avec une vieille péniche ramenée des Flandres, le Corps Expéditionnaire a préparé une canonnière fluviale qui descendra l’Ancre jusqu’à la Somme.