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Maintenant que l’été est là, avec les jours si longs, nous sentons une énergie nouvelle, comme si tout ce que nous voyons se préparer ici n’était qu’un jeu, et nous ne pensons plus à la mort. Odilon, après le désespoir des mois d’hiver passés dans la boue de l’Ancre, est devenu gai et confiant. Le soir, après les journées de travail sur les routes et les voies ferrées, il parle avec les Canadiens, en buvant du café, avant le couvre-feu. Les nuits sont étoilées, et je me souviens des nuits du Boucan, du ciel de l’Anse aux Anglais. Pour la première fois depuis des mois, nous nous laissons aller à des confidences. Les hommes parlent de leurs parents, de leur fiancée, de leur femme et de leurs enfants. Les photos circulent, vieux bouts de carton salis et moisis, où, à la lumière tremblante des lampes, apparaissent les visages en train de sourire, les silhouettes lointaines, fragiles comme des spectres. Odilon et moi n’avons pas de photos, mais j’ai dans la poche de ma veste la dernière lettre que j’ai reçue de Laure, à Londres, avant d’embarquer sur le Dreadnought. Je l’ai tellement lue et relue que je pourrais la réciter par cœur, avec ses mots à demi moqueurs et un peu tristes, comme je les aime. Elle me parle de Mananava, où l’on se retrouvera un jour, quand tout cela sera fini. Y croit-elle ? Mais un soir, dans la nuit, je ne peux m’empêcher de parler à Odilon de Mananava, des deux pailles-en-queue qui tournent au-dessus du ravin, au crépuscule. Est-ce qu’il m’a écouté ? Je crois qu’il s’est endormi, la tête sur son sac, dans l’abri souterrain qui nous sert de baraquement. Cela m’est égal. J’ai besoin de parler encore, pas pour lui, mais pour moi-même. Pour que ma voix aille au-delà de cet enfer jusqu’à l’île où Laure est dans le silence de la nuit, les yeux grands ouverts, écoutant le frémissement de la pluie, comme autrefois dans la maison du Boucan.

Il y a si longtemps que nous travaillons à monter ce décor, que nous ne croyons plus à la réalité de la guerre. Ypres, les marches forcées dans les Flandres, c’est bien loin. La plupart de mes camarades n’ont pas connu cela. Au commencement, ces travaux de trompe-l’œil les faisaient rire, eux qui attendaient de sentir l’odeur de la poudre, d’entendre le tonnerre des canons. Maintenant ils ne comprennent plus, ils s’impatientent. « Est-ce que c’est ça la guerre ? » demande Odilon après une journée harassante passée à creuser des galeries de mines, des tranchées. Le ciel au-dessus de nous est plombé, lourd. Les orages crèvent en averses brutales, et quand vient l’heure de la relève, nous sommes trempés comme si nous étions tombés dans la rivière.

Le soir, dans l’abri souterrain, les hommes jouent aux cartes, rêvent tout haut en attendant le couvre-feu. Les nouvelles circulent, les combats à Verdun, et nous entendons pour la première fois ces noms étranges qui vont revenir si souvent : Douaumont, le ravin de la Dame, le fort de Vaux, et ce nom qui me fait frissonner malgré moi, le Mort-Homme. Un soldat, un Canadien anglais, nous parle du tunnel de Tavannes, où sont entassés les blessés et les mourants, tandis qu’au-dessus éclatent les obus. Il raconte les lueurs des explosions, les fumées, les bruits déchirants des mortiers de 370, de tous ces hommes qui sont en ce moment mutilés et brûlés. Est-il possible que nous soyons déjà en été ? Certains soirs, au-dessus des tranchées, le coucher de soleil est d’une beauté extraordinaire. Grands nuages écarlates et violets suspendus dans le ciel gris, doré. Ceux qui meurent à Douaumont voient-ils cela ? J’imagine la vie dans le ciel, si haut au-dessus de la terre comme avec les ailes des pailles-en-queue. On ne verrait plus les tranchées, ni les trous des obus, on serait loin.

Tous, nous savons que le combat est proche maintenant. Les préparatifs auxquels nous travaillons depuis le début de l’hiver sont terminés. Les équipes ne partent plus vers le canal, les trains ne circulent presque plus. Dans les abris, sous les bâches, les canons sont prêts, les fusils-mitrailleurs sont dans les rotondes au bout des tranchées.

Vers la mi-juin, les soldats de Rawlinson ont commencé à arriver. Anglais, Ecossais, bataillons indiens, sud-africains, australiens, divisions qui reviennent des Flandres, de l’Artois. Nous n’avons encore jamais vu tant d’hommes. Ils débarquent de tous côtés, avancent le long des routes, sur les voies ferrées, ils s’installent dans les kilomètres de tranchées que nous avons creusées. On dit que l’attaque aura lieu le 29 juin. Dès le 24, les canons entrent en action. Sur toute la rive de l’Ancre, au sud, sur la rive de la Somme, là où sont les forces françaises, les déflagrations des canons font un roulement assourdissant. Après ces jours de silence, cette longue attente recroquevillée, nous sentons l’ivresse, la fièvre dans nos corps, nous tremblons d’impatience.

Le jour, la nuit, les canons tonnent, et une lueur rouge embrase le ciel autour de nous, au-dessus des collines.

Là-bas, de l’autre côté, ils restent silencieux. Pourquoi ne répondent-ils pas ? Est-ce qu’ils sont partis ? Comment résistent-ils à ce déluge de feu ? Depuis six jours et six nuits nous sommes tenus éveillés, nous scrutons le paysage devant nous. Le sixième jour, la pluie commence à tomber, une pluie torrentielle, qui transforme les tranchées en ruisseaux de boue. Les canons se taisent plusieurs heures, comme si le ciel lui-même était entré en guerre !

Tapis dans les abris, nous regardons la pluie tomber tout le jour, jusqu’au soir, et une inquiétude monte en nous, comme si cela ne devait plus s’arrêter. Les Anglais parlent des inondations dans les Flandres, des hordes d’habits verts nageant dans le marécage de la Lys. Pour la plupart, c’est la déception de voir l’attaque remise. Ils scrutent les nues, et quand, vers le soir, Odilon annonce que les nuages sont moins épais, qu’on voit même un pan de ciel, tout le monde crie : « Hurrah ! » Peut-être n’est-il pas trop tard ? Peut-être l’attaque aura-t-elle lieu dans la nuit ? Nous regardons l’ombre envahir peu à peu la vallée de l’Ancre, noyer les forêts et les collines, devant nous. C’est une nuit étrange qui arrive, aucun d’entre nous ne dort vraiment. Vers l’aurore, alors que je me suis assoupi, la tête appuyée sur mes genoux, le brouhaha de l’attaque me réveille en sursaut. La lumière est déjà intense, éblouissante, l’air qui souffle dans la vallée est sec et chaud, comme je n’en ai pas senti depuis Rodrigues et l’Anse aux Anglais. Des rives encore mouillées, monte un brouillard léger, brillant, et c’est ce que je distingue à ce moment-là, qui entre en moi et me trouble : l’odeur d’été, la terre, l’herbe. Ce que je vois aussi, entre les montants de l’abri, les moucherons qui dansent dans la lumière, bousculés par le vent. Il y a une telle paix, alors, tout semble suspendu, arrêté.

Tous, nous sommes debout dans la tranchée boueuse, casques enfoncés, baïonnettes au canon. Nous regardons par-dessus le talus le ciel clair où gonflent des nuages blancs, légers comme des duvets. Nous sommes tendus, nous écoutons les bruits, les doux bruits de l’été, l’eau de la rivière qui coule, les insectes stridulants, l’alouette qui chante. Nous attendons avec une impatience douloureuse dans le silence de cette paix, et quand viennent les premiers grondements du canon, au nord, au sud, à l’est, nous tressaillons. Bientôt, derrière nous, les gros calibres anglais commencent à tonner, et à leurs coups puissants répondent en écho les grondements de tremblement de terre des impacts des obus, de l’autre côté du fleuve. Le bombardement est formidable, il résonne pour nous de façon incompréhensible après cette journée de pluie, dans ce ciel tout à fait pur, avec cette belle lumière brillante de l’été.