Au bout d’un temps infini, le vacarme des explosions s’arrête. Le silence qui suit est plein d’ivresse et de douleur. À sept heures trente exactement, l’ordre d’attaque arrive de tranchée en tranchée, répété par les sergents et les caporaux. Quand je le crie à mon tour, je regarde le visage d’Odilon, je capte son dernier regard. Maintenant je suis en train de courir, penché en avant, accroché des deux mains à mon fusil, vers la rive de l’Ancre où les pontons sont couverts de soldats. J’entends le tac-tac des mitrailleuses devant moi, derrière moi. Où sont les balles ennemies ? Sans cesser de courir nous franchissons les pontons amarrés, dans un vacarme de chaussures sur les lattes de bois. L’eau de la rivière est lourde, couleur de sang. Les hommes glissent dans la boue, sur l’autre rive, tombent. Ne se relèvent pas.
Les collines sombres sont au-dessus de moi, je sens leur menace, comme un regard qui transperce. Les fumées noires montent de tous côtés, fumées sans feux, fumées de mort. Les coups de fusil isolés claquent. Les saccades des mitrailleuses sortent de la terre, au loin, sans qu’on sache d’où. Je cours derrière le groupe d’hommes, sans chercher à me cacher, vers l’objectif qui nous a été désigné depuis des mois : les collines brûlées qui nous séparent de Thiepval. Les hommes courent, nous rejoignent sur la droite, dans un champ défoncé par les obus : ce sont ceux du 10e Corps, du 3e Corps, et les divisions de Rawlinson. Au milieu du champ, immense et vide, les arbustes brûlés par les gaz et les obus semblent des épouvantails. Le bruit des fusils-mitrailleurs éclate tout à coup, droit devant moi, au bout du champ. À peine un léger nuage de fumée bleuâtre, qui flotte ici et là, à la limite des collines sombres ; les Allemands sont enterrés dans les trous d’obus, ils balaient le champ avec leurs F.-M. Déjà les hommes tombent, brisés, pantins sans ficelles, s’écroulent par groupes de dix, vingt. Est-ce qu’on a donné des ordres ? Je n’ai rien entendu, mais je me suis couché sur le sol, je cherche des yeux un abri : un trou d’obus, une tranchée, une motte accrochée à une souche. Je rampe dans le champ. Autour de moi, je vois des formes qui rampent comme moi, pareilles à de grandes limaces, le visage caché par leurs fusils. D’autres sont immobiles, la face dans la terre boueuse. Et les claquements des fusils qui résonnent dans le ciel vide, les saccades des F.-M. devant, derrière, partout, laissant flotter dans le vent tiède leurs petits nuages bleus, transparents. À force de ramper dans la terre molle, je trouve ce que je cherche : un bloc de rocher, à peine grand comme une borne, oublié dans le champ. Contre elle je me couche, le visage si près de la pierre que je peux voir chaque fissure, chaque tache de mousse. Je reste immobile, le corps douloureux, les oreilles pleines du vacarme des bombes qui ont fini de tomber. Je pense, je dis tout haut : c’est maintenant qu’il faudrait leur en envoyer ! Où sont les autres hommes ? Y a-t-il encore des hommes sur cette terre, ou seulement ces larves affligeantes et dérisoires, ces larves qui rampent et puis s’arrêtent, disparaissent dans la boue ? Je reste si longtemps couché, la tête contre la pierre, écoutant les F.-M. et les fusils que mon visage devient froid comme la pierre. Puis j’entends les canons, derrière moi. Les obus explosent dans les collines, les nuages noirs des incendies montent dans le ciel chaud.
J’entends les ordres d’attaquer, lancés par les officiers, comme tout à l’heure. Je cours de nouveau droit devant moi, vers les trous d’obus où sont enterrés les F.-M. Ils sont là, en effet, pareils à de grands insectes brûlés, et les corps des Allemands morts semblent leurs propres victimes. Les hommes courent en rangs serrés vers les collines. Les F.-M. cachés dans d’autres trous balaient le champ, tuent les hommes par dix, par vingt. Avec deux Canadiens, je boule dans un trou d’obus occupé par des corps d’Allemands. Ensemble, nous jetons par-dessus bord les cadavres. Mes camarades sont pâles, leur visage est taché de boue et de fumée. Nous nous regardons sans rien nous dire. Le bruit des armes de toute façon couvrirait nos paroles. Cela couvre même nos pensées. Protégé par le blindage du F.-M., je regarde le but à atteindre : les collines de Thiepval sont toujours aussi sombres, aussi lointaines. Jamais nous n’y arriverons.
Vers deux heures de l’après-midi, j’entends sonner la retraite. Aussitôt, les deux Canadiens se précipitent hors de l’abri. Ils courent vers la rivière, si vite que je ne peux les suivre. Je sens le souffle des canons devant moi, j’entends le hurlement des obus lourds qui passent au-dessus de nous. Nous n’avons que quelques minutes pour regagner la base, l’abri des tranchées. Le ciel est plein de fumées, la lumière du soleil, si belle ce matin, est maintenant salie, ternie. Quand j’arrive enfin dans la tranchée, à bout de souffle, je regarde ceux qui y sont déjà, j’essaie de reconnaître leur regard dans leurs visages fatigués, ce regard vide, absent, des hommes qui ont échappé à la mort. Je cherche le regard d’Odilon, et mon cœur bat fort dans ma poitrine parce que je ne le reconnais pas. Je parcours la tranchée à la hâte, jusqu’à l’abri de nuit. « Odilon ? Odilon ? » Les hommes me regardent sans comprendre. Savent-ils seulement qui est Odilon ? Il y en a tant qui manquent. Tout le reste du jour, tandis que les bombardements continuent, j’espère, contre toute raison, que je vais le voir enfin apparaître au bord de la tranchée, avec son visage tranquille d’enfant, son sourire. Le soir, l’officier fait l’appel, met une croix devant les noms des absents. Combien manquent chez nous ? Vingt hommes, trente, peut-être davantage. Effondré contre le remblai, je fume en buvant du café acre, regardant le ciel nocturne si beau.
Le lendemain, et les jours suivants, la rumeur court que nous avons été vaincus à Thiepval, comme à Ovillers, à Beaumont-Hamel. On dit que Joffre, le général en chef des forces françaises, a demandé à Haig de prendre Thiepval à tout prix, et que Haig a refusé d’envoyer ses troupes à un nouveau massacre. Est-ce que nous avons perdu cette guerre ?
Personne ne parle. Chacun mange vite, en silence, boit le café tiède, fume, sans regarder le voisin. Ce sont ceux qui ne sont pas revenus qui gênent les vivants, qui les inquiètent. Parfois, je pense à Odilon comme à un vivant, dans mon demi-sommeil, et quand je me réveille, je le cherche des yeux. Peut-être est-il blessé, dans l’infirmerie d’Albert, renvoyé en Angleterre ? Mais au fond de moi, je sais bien qu’il est tombé la face contre le champ de boue, malgré tout ce soleil devant la ligne sombre des collines que nous n’avons pas pu atteindre.
Maintenant, tout a changé. Notre division décimée lors de l’attaque de Thiepval a été répartie dans le 12e et le 15e Corps, au sud et au nord d’Albert. Nous nous battons sous les ordres de Rawlinson, en « ouragan ». Chaque nuit, les colonnes de l’infanterie légère avancent, d’une tranchée à l’autre, rampant sans bruit à travers les champs mouillés. Nous allons loin à l’intérieur du territoire ennemi, et sans le ciel étoilé, magnifique, je ne saurais pas que nous allons chaque nuit plus au sud. C’est l’expérience à bord du Zeta, et les nuits de l’Anse aux Anglais qui m’ont permis de m’en apercevoir.
Avant le lever du jour, les canons commencent le bombardement, brûlent les forêts devant nous, les hameaux, les collines. Puis, dès que l’aube paraît, les hommes montent à l’assaut, prennent position dans les trous d’obus, tirent au fusil sur les lignes ennemies. Un instant plus tard, on sonne la retraite, et tous reviennent en arrière sains et saufs. Le 14 juillet, après l’attaque, pour la première fois la cavalerie anglaise charge à découvert au milieu des trous de bombes. Avec le Corps australien, nous entrons dans Pozières, qui n’est plus qu’un tas de ruines.