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L’été brûle, jour après jour. Nous dormons là où l’attaque nous a conduits, n’importe où, couchés à même la terre, abrités du serein par un morceau de toile. Nous ne pouvons plus penser à la mort. Chaque nuit, sous les étoiles, nous avançons en file indienne au milieu des collines. Parfois, brille réclair d’une fusée, on entend claquer des coups de feu, au hasard. Nuits tièdes et vides, sans insectes, sans animaux.

Au début de septembre, nous rejoignons la Ve Armée du général Gough, et avec ceux qui sont restés sous les ordres de Rawlinson, nous marchons encore plus au sud, vers Guillemont. Dans la nuit, nous remontons la voie ferrée vers le nord-est, dans la direction des bois. Ils sont autour de nous, encore plus sombres, menaçants : le bois des Trônes, derrière nous, le bois de Leuze, au sud, et devant nous le bois des Bouleaux. Les hommes attendent, dans le calme de la nuit, sans dormir. Je crois qu’aucun de nous ne peut s’empêcher de rêver à ce qui existait ici, avant cette guerre ; cette beauté, ces bois de bouleaux immobiles où l’on entendait le cri de l’effraie, les murmures des ruisseaux, les bonds des lapins de garenne. Ces bois où vont les amants, après le bal, l’herbe encore tiède de la lumière du jour où les corps roulent et s’enlacent en riant. Les bois, le soir, quand des villages montent les fumées bleues, si tranquilles, et sur les sentiers les silhouettes des petites vieilles qui fagotent. Aucun de nous ne dort, nous gardons les yeux grands ouverts sur la nuit — peut-être la dernière ? Nos oreilles écoutent avec attention, notre corps capte la moindre vibration, le moindre signe de cette vie qui semble disparue. Avec une appréhension douloureuse, nous attendons le moment où les premiers tirs des canons de 75 vont déchirer la nuit, derrière nous, et pour faire pleuvoir l’« ouragan » de feu sur les grands arbres, éventrer la terre, ouvrir le chemin terrible de l’attaque.

Avant l’aube, il commence à pleuvoir. Une bruine fine et fraîche qui pénètre les habits, mouille le visage et fait frissonner. Alors, presque sans appui de bombardement, les hommes se lancent à l’attaque des trois bois, par vagues successives. Derrière nous, la nuit s’éclaire fantastiquement, du côté de l’Ancre, où la IVe Armée fait une attaque de diversion. Mais pour nous c’est un combat silencieux, cruel, souvent à l’arme blanche. Les unes après les autres, les vagues de fantassins passent sur les tranchées, s’emparent des F.-M., poursuivent l’ennemi jusque dans les bois. J’entends des coups de feu claquer tout près de nous, dans le bois des Bouleaux. Couchés dans la terre mouillée, nous tirons au hasard, dans la direction du sous-bois. Les fusées éclairantes éclatent au-dessus des arbres, sans bruit, retombent en pluie d’étincelles. En courant vers le bois, je bute sur un obstacle : c’est le cadavre d’un Allemand étendu sur le dos dans l’herbe. Il tient encore à la main son Mauser, mais son casque a roulé à quelques pas. La voix des officiers crie : « Cessez le feu ! » Le bois est à nous. Partout, dans la lumière grise de l’aube, je vois les corps des Allemands, couchés dans l’herbe sous la pluie fine. Il y a des cadavres de chevaux partout, dans les champs, et déjà les croassements des corbeaux résonnent tristement. Malgré la fatigue, les hommes rient, chantonnent. Notre officier, un Anglais rouge et jovial, cherche à m’expliquer : « Ces salopards, ils ne nous attendaient pas !… » Mais je me détourne, et je l’entends qui répète sa phrase à un autre. Je ressens une fatigue intense, qui me fait tituber et me donne la nausée. Les hommes bivouaquent dans le sous-bois, dans les campements allemands. Tout était prêt pour leur réveil, il paraît que le café était même déjà chaud. Ce sont les Canadiens qui le boivent en riant. Je suis allongé sous les grands arbres, la tête contre l’écorce fraîche, et je m’endors dans la belle lumière du matin.

Les pluies lourdes de l’hiver arrivent. Les eaux de la Somme et de l’Ancre envahissent les berges. Nous sommes prisonniers des tranchées conquises, enfoncés dans la boue, recroquevillés dans les abris de fortune. Nous avons oublié déjà l’ivresse de ces combats qui nous ont conduits jusqu’ici. Nous avons conquis Guillemont, la ferme de Falfemont, Ginchy, et dans la journée du 15 septembre, Morval, Gueudecourt, Lesbœufs, repoussant les Allemands sur leurs tranchées d’arrière, en haut des coteaux, à Bapaume, au Transloy. Maintenant, nous sommes prisonniers des tranchées, de l’autre côté de la rivière, prisonniers des pluies et de la boue. Les jours sont gris, froids, rien ne se passe. Parfois résonne au loin le bruit des canons sur la Somme, dans les bois autour de Bapaume. Parfois, en pleine nuit, nous sommes réveillés par des éclairs. Mais ce ne sont pas les lueurs de l’orage. « Debout ! » crient les officiers. On fait son sac dans le noir, on part, le dos courbé, dans la boue glacée qui s’accroche. On avance vers le sud, le long des chemins creux, près de la Somme, sans voir où l’on va. À quoi ressemblent tous ces fleuves dont on parle tant ? L’Yser, la Marne, la Meuse, l’Aisne, l’Ailette, la Scarpe ? Des fleuves de boue sous le ciel bas, des eaux lourdes qui charrient les débris des forêts, les poutres brûlées, les chevaux morts.

Près de Combles, nous rencontrons les divisions françaises. Ils sont plus pâles, plus meurtris que nous. Visages aux yeux enfoncés, uniformes déchirés, tachés de boue. Certains n’ont même plus de chaussures, mais des lambeaux ensanglantés autour des pieds. Dans le convoi, un officier allemand. Les soldats le malmènent, l’insultent à cause des gaz qui ont tué tant des nôtres. Lui, très fier malgré son uniforme en haillons, tout à coup les repousse. Il crie, dans un français parfait : « Mais c’est vous qui avez utilisé les gaz les premiers ! C’est vous qui nous avez obligés à nous battre de cette façon ! C’est vous ! » Le silence qui suit est impressionnant. Chacun détourne le regard, et l’officier reprend sa place au milieu des prisonniers.

Plus tard, nous entrons dans un village. Je n’ai jamais su le nom de ce village, dans l’aube grise, les rues sont désertes, les maisons en ruine. Sous la pluie, nos bottes résonnent étrangement, comme si nous étions arrivés au bout du monde, à la frontière même du néant. Nous campons dans les ruines du village, et tout le jour passent les convois, les camionnettes de la Croix-Rouge. Quand la pluie cesse, c’est un nuage de poussière qui voile le ciel. Plus loin, dans les tranchées qui continuent les rues du village, on entend à nouveau le grondement des canons, et très loin, le hoquet des obus.

Devant des feux de planches, aux coins des décombres, Canadiens, Territoriaux, Français fraternisent, échangent des noms. D’autres, on ne leur demande rien, ils ne disent rien. Ils continuent à errer dans les rues, sans savoir s’arrêter. Ils sont épuisés. On entend au loin des coups de fusil, faibles comme des pétards d’écolier. Nous sommes à la dérive sur un pays inconnu, vers un temps incompréhensible. C’est toujours le même jour, la même nuit sans fin qui nous harcèlent. Il y a si longtemps que nous n’avons parlé. Si longtemps que nous n’avons prononcé un nom de femme. Nous haïssons la guerre au plus profond de nous-mêmes.

Partout, autour de nous, les rues crevées, les maisons effondrées. Sur la voie ferrée miraculeusement intacte, les wagons sont renversés, éventrés. Des corps sont accrochés aux machines, pareils à des pantins de chiffon. Dans les champs qui entourent le village, il y a des cadavres de chevaux à perte de vue, gros et noirs comme des éléphants morts. Les corbeaux voltigent au-dessus des charognes, leurs cris grinçants font sursauter les vivants. Entrent dans la ville des cohortes de prisonniers, lamentables, minés de maladies et de blessures. Avec eux, des mules, des chevaux boiteux, des ânes maigres. L’air est empoisonné : les fumées, l’odeur des cadavres. Une exhalaison de cave. Un obus allemand a rebouché un tunnel où des Français s’étaient abrités pour dormir. Un homme perdu cherche sa compagnie. Il s’accroche à moi, il répète : « Je suis du 110e d’infanterie. Du 110e. Vous savez où ils sont ? » Dans un trou d’obus, au pied de la chapelle en ruine, la Croix-Rouge a dressé une table, où morts et mourants sont entassés les uns sur les autres. Nous dormons dans la tranchée de Frégicourt, puis, la nuit suivante, dans la tranchée des Portes de Fer. Nous continuons notre marche dans la plaine. La nuit, les lumières minuscules des postes d’artillerie sont nos seuls repères. Sailly-Saillisel est devant nous, enveloppé d’un nuage noir pareil à celui d’un volcan. Le canon tonne tout près, au nord, sur les collines de Batack, au sud, dans le bois de Saint-Pierre-Vaast. Combats de rue dans les villages, la nuit, à la grenade, au fusil, au revolver. Des soupirails en ruine, les F.-M. balaient les carrefours, fauchent les hommes. J’entends le martèlement, je respire l’odeur de soufre, de phosphore, dans les nuages les ombres dansent. « Attention ! Ne tirez pas ! » Avec des hommes que je ne connais pas (Français ? Anglais de Haig ?) je suis recroquevillé dans un fossé. La boue. L’eau manque depuis des jours. La fièvre brûle mon corps, je suis secoué de vomissements. L’odeur acre emplit ma gorge, malgré moi je crie : « Les gaz ! Ce sont les gaz qui arrivent !… » Il me semble que je vois le sang couler, sans s’arrêter, inonder les trous, les fossés, entrer dans les maisons détruites, ruisseler sur les champs défoncés, à l’heure de l’aurore.