Ce sont deux hommes qui me portent. Ils me traînent en me soutenant sous les épaules, jusqu’à l’abri de la Croix-Rouge. Je reste couché sur le sol, si longtemps que je suis devenu comme une pierre brûlante. Puis je suis dans la camionnette qui cahote et zigzague pour éviter les trous des bombes. Dans le lazaret, à Albert, le médecin ressemble à Camal Boudou. Il regarde ma température, il palpe mon ventre. Il dit : « Typhus. » Il ajoute (mais je crois que j’ai dû rêver cela) : « Ce sont les poux qui gagnent les guerres. »
Vers Rodrigues, été 1918–1919
Enfin la liberté : la mer. Pendant toutes ces années terribles, ces années mortes, c’est cela que j’attendais : le moment où je serais sur le pont du paquebot, avec la foule des soldats démobilisés qui retourneraient vers l’Inde, vers l’Afrique. Nous regarderions la mer du matin jusqu’au soir, et même la nuit, quand la lune allume le sillage. Passé le canal de Suez, les nuits sont si douces. Nous nous échappons des cales pour dormir sur le pont. Je m’enroule dans ma couverture militaire, le seul souvenir que je rapporte de l’armée avec ma veste kaki, et le sac de toile dans lequel sont mes papiers. Il y a si longtemps que je dors dehors, dans la boue, que le bois du pont, avec au-dessus de moi la voûte constellée, me semble le paradis. Avec les autres soldats, nous parlons, en créole, en pidgin, nous chantons, nous racontons des histoires interminables. Déjà la guerre est une légende, transformée par l’imagination du conteur. Sur le pont, avec moi, il y a des Seychellois, des Mauriciens, des Sud-Africains. Mais pas un seul des Rodriguais qui avaient répondu à l’appel en même temps que moi, devant les bureaux du télégraphe. Je me souviens de la joie de Casimir lorsque son nom a été appelé. Se peut-il que je sois le seul survivant, échappé au massacre par la grâce des poux ?
Maintenant, c’est à Laure que je pense. Quand cela est permis, je vais tout à fait à la proue, près du cabestan, et je regarde l’horizon. Je pense au visage de Laure, en regardant le bleu sombre de la mer, en regardant les nuages. Nous sommes au large d’Aden, puis nous passons le cap Gardafui, vers ces grands ports dont les noms autrefois nous faisaient rêver, Laure et moi, du temps du Boucan : Mombasa, Zanzibar. Nous allons vers l’équateur, et l’air brûle déjà, les nuits sont sèches, brillantes d’étoiles. Je guette les poissons volants, les albatros, les dauphins. Chaque jour, il me semble que je vois Laure davantage, que j’entends mieux sa voix, que je perçois l’ironie de son sourire, la lumière de ses yeux. Dans la mer d’Oman, une tempête magnifique arrive. Pas un nuage dans le ciel, un vent furieux qui pousse les vagues contre le paquebot, falaise mouvante contre quoi cognent les béliers de la mer. Poussé de côté, le navire roule considérablement, les vagues balaient le pont inférieur, où nous sommes. Bon gré mal gré, il faut abandonner notre villégiature et redescendre dans la fournaise écœurante des cales. Les matelots nous informent qu’il s’agit de la queue d’une tempête qui passe sur Socotora, et en effet, le soir même, des pluies torrentielles s’abattent sur le navire, inondent les cales. Nous nous relayons pour pomper, pendant que les ruisseaux balaient le fond des cales entre nos jambes, entraînant les rebuts et les immondices ! Mais quand le calme revient sur la mer et dans le ciel, quelle illumination ! Autour de nous, l’immensité bleue de la mer où avancent lentement, avec nous, les longues lames frangées d’écume.
Les escales dans les ports de Mombasa, de Zanzibar, la route jusqu’à Tamatave, tout cela est passé très vite. Je n’ai guère quitté ma place sur le pont, sauf quand le soleil brûle, l’après-midi, ou quand tombent les averses. Je n’ai pour ainsi dire pas quitté la mer des yeux, je l’ai regardée changer de couleur et d’humeur, parfois lisse, sans vagues, frissonnante dans le vent, d’autres fois si dure, sans horizon, grise de pluie, rugissante, lâchant contre nous ses paquets. Je pense à nouveau au Zeta, au voyage à l’Anse aux Anglais. Tout cela me semble si lointain, Ouma glissant sur le sable de la rivière, son harpon à la main, son corps endormi contre moi, sous le ciel illuminé. Ici, enfin, grâce à la mer, je retrouve le rythme, la couleur du rêve. Je sais que je dois retourner à Rodrigues. Cela est en moi, il faut que j’y aille. Laure le comprendra-t-elle ?
Quand enfin la longue pirogue qui fait le va-et-vient dans la rade de Port Louis aborde le quai, la foule, le bruit, les odeurs m’étourdissent, comme à Mombasa, et un instant j’ai envie de retourner sur le grand paquebot qui va continuer son voyage. Mais soudain, dans l’ombre des arbres de l’Intendance, je vois la silhouette de Laure. L’instant d’après, elle me serre dans ses bras, elle m’entraîne à travers les rues, vers la gare. Malgré l’émotion, nous parlons sans hâte, comme si nous nous étions quittés d’hier. Elle me pose des questions sur le voyage, sur l’hôpital militaire, elle me parle des lettres qu’elle m’a écrites. Puis elle dit : « Mais pourquoi est-ce qu’on t’a coupé les cheveux comme à un bagnard ? » Là, je peux répondre : à cause des poux ! Et cela fait un moment de silence. Puis elle recommence à me questionner, sur l’Angleterre, sur la France, tandis qu’on marche vers la gare, à traversées rues que je ne reconnais plus.
Depuis toutes ces années, Laure a changé, et je crois que si elle ne s’était pas tenue à l’écart, habillée dans la même robe blanche qu’elle portait quand je suis parti pour Rodrigues, je ne l’aurais pas reconnue. Dans le wagon de deuxième classe qui roule vers Rose Hill et Quatre Bornes, je remarque son teint pâle, les cernes sous ses yeux, les rides amères de chaque côté de sa bouche. Elle est toujours belle, avec cette flamme dans son regard, cette vivacité inquiète que j’aime, mais avec quelque chose de fatigué, d’affaibli.
Mon cœur se serre quand nous approchons de la maison, à Forest Side. Sous la pluie qui semble n’avoir pas cessé depuis des années, elle est encore plus sombre et triste. Du premier coup d’œil, je vois la varangue qui s’écroule, les herbes qui envahissent le petit jardin, les carreaux cassés qu’on a réparés avec du papier huilé. Laure suit mon regard, elle dit tout bas : « Nous sommes pauvres, maintenant. » Ma mère vient au-devant de nous, elle s’arrête sur les marches de la varangue. Son visage est tendu, inquiet, sans sourire, elle abrite ses yeux de sa main comme pour chercher à nous voir. Pourtant nous ne sommes qu’à quelques mètres. Je comprends qu’elle est presque aveugle. Quand je suis contre elle, je prends ses mains. Elle me serre contre elle, sans rien dire, longuement.