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Dans les bureaux règne mon cousin Ferdinand, le fils de l’oncle Ludovic. Il affecte de ne pas me connaître, de me traiter comme son serviteur. La colère monte en moi, et si je résiste à l’envie de le bousculer, c’est à cause de Laure, qui aimerait tant que je reste. Comme autrefois, chaque instant libre, je le consacre à marcher sur les quais du port, au milieu des marins et des dockers, près du marché au poisson. Ce que je voudrais par dessus tout, c’est revoir le Zeta, le capitaine Bradmer et le timonier comorien. Longtemps j’ai attendu, à l’ombre des arbres de l’Intendance, espérant voir arriver le schooner, avec son fauteuil rivé sur le pont C’est en moi déjà, je sais que je repartirai.

Dans ma chambre, à Forest Side, le soir, j’ouvre la vieille cantine rouillée par les séjours à l’Anse aux Anglais, et je regarde les papiers du trésor, les plans, les croquis et les notes que j’ai accumulés, et que j’ai renvoyés de Rodrigues avant de partir pour l’Europe. Quand je les regarde, c’est Ouma que je vois, son corps plongeant d’un trait dans la mer, nageant libre, son long harpon à la pointe d’ébène à la main.

Chaque jour grandit en moi le désir de retourner à Rodrigues, de retrouver le silence et la paix de cette vallée, le ciel, les nuages, la mer qui n’appartiennent à personne. Je veux fuir les gens du « grand monde », la méchanceté, l’hypocrisie. Depuis que le Cernéen a fait paraître un article sur « Nos héros de la guerre mondiale », dans lequel mon nom est cité, et où l’on m’attribue des actes de bravoure purement imaginaires, nous voilà tout à coup, Laure et moi, sur toutes les listes d’invités aux fêtes, à Port Louis, à Curepipe, à Floréal. Laure m’accompagne, vêtue de sa même robe blanche usée, nous causons et nous dansons. Nous allons au Champ-de-Mars, ou bien prendre le thé à la Flore. Je pense sans cesse à Ouma, aux cris des oiseaux qui passent chaque matin au-dessus de l’Anse. Ce sont les gens d’ici qui me semblent imaginaires, irréels. Je suis las de ces faux honneurs. Un jour, sans prévenir Laure, je laisse à Forest Side mon complet gris d’employé de bureau, et je m’habille avec la vieille veste kaki et le pantalon que j’ai ramenés de la guerre, salis et déchirés par les séjours dans les tranchées, ainsi que mes insignes d’officier et mes décorations, la M.M. et la D.C.M., et l’après-midi, à la fermeture des bureaux de W, W. West, toujours avec ce déguisement, je vais m’asseoir dans le salon de thé de la Flore, après avoir bu quelques verres d’arak. C’est à partir de ce jour-là que les invitations du beau monde ont cessé comme par enchantement.

Mais l’ennui que je ressens, et mon désir de fuir sont tels que Laure ne peut pas ne pas les voir. Un soir, elle m’attend à l’arrivée du train, à Curepipe, comme autrefois. La pluie fine de Forest Side a mouillé sa robe blanche et ses cheveux, et elle s’abrite sous une large feuille. Je lui dis qu’elle ressemble à Virginie, et cela la fait sourire. Nous marchons ensemble sur la route boueuse, avec les Indiens qui retournent chez eux avant la nuit. Tout à coup, Laure dit :

« Tu vas repartir, n’est-ce pas ? »

Je cherche une réponse qui la rassure, mais elle répète :

« Tu vas partir bientôt, n’est-ce pas ? Dis-moi la vérité. »

Sans attendre ma réponse, ou parce qu’elle la connaît, elle se met en colère :

« Pourquoi ne dis-tu rien ? Pourquoi faut-il que j’apprenne tout par les autres ? »

Elle hésite à dire cela, puis :

« Cette femme, là-bas, avec laquelle tu vis comme un sauvage ! Et ce stupide trésor que tu t’obstines à chercher ! »

Comment sait-elle cela ? Qui lui a parlé d’Ouma ?

« Jamais nous ne pourrons être comme avant, plus jamais il n’y aura de place pour nous ici ! »

Les paroles de Laure me font mal, parce que je sais qu’elles sont vraies. Je lui dis :

« Mais c’est pour cela qu’il faut que je parte. C’est pour cela que je dois réussir. »

Comment lui dire cela ? Déjà elle s’est reprise. Elle essuie les larmes qui coulent sur ses joues du revers de sa main, elle se mouche de façon enfantine. La maison de Forest Side est devant nous, sombre, pareille à un bateau échoué en haut de ces collines, à la suite d’un déluge.

Ce soir, après le dîner avec Mam, Laure est plus gaie. Sous la varangue, nous parlons du voyage, du trésor. L’air enjoué, Laure dit :

« Quand tu auras trouvé le trésor, nous viendrons te rejoindre là-bas. Nous aurons une ferme, nous travaillerons nous-mêmes, comme les pionniers du Transvaal. »

Alors, peu à peu nous rêvons tout haut, comme autrefois dans le grenier du Boucan. Nous parlons de cette ferme, des bêtes que nous aurons, car tout recommencera, loin des banquiers et des avocats. Parmi les livres de mon père, j’ai trouvé le récit de François Leguat, et je lis les passages où il est question de la flore, du climat, de la beauté de Rodrigues.

Attirée par le bruit de nos voix, Mam sort de sa chambre. Elle vient jusque dehors, et son visage éclairé par la lampe tempête de la varangue me semble aussi jeune, aussi beau qu’au temps du Boucan, lorsqu’elle nous expliquait les leçons de grammaire ou qu’elle nous lisait des passages de l’histoire sainte. Elle écoute nos paroles insensées, nos projets, puis elle nous embrasse, elle nous serre contre elle : « Tout cela, ce sont des rêves. »

Cette nuit-là, vraiment, la vieille maison en ruine de Forest Side est un bateau qui traverse la mer, qui va en tanguant et en craquant, dans le bruit doux de la pluie, vers l’île nouvelle.

En retrouvant le Zeta, il me semble que j’ai retrouvé la vie, la liberté, après tant d’années d’exil. Je suis à ma place de toujours, à la poupe, à côté du capitaine Bradmer assis sur son fauteuil vissé au pont. Cela fait deux jours déjà que nous allons vent arrière vers le nord-est, le long du 20e parallèle. Quand le soleil est haut dans le ciel, Bradmer se lève de son fauteuil, et comme autrefois, il se tourne vers moi : « Voulez-vous essayer, monsieur ? »

Comme si nous n’avions pas cessé de naviguer ensemble tout ce temps-là.

Debout, pieds nus sur le pont, les mains agrippées à la roue, je suis heureux. Il n’y a personne sur le pont, seulement deux marins comoriens, la tête enveloppée dans leur voile blanc. J’aime entendre à nouveau le vent dans les haubans, voir la proue monter contre les vagues. Il me semble que le Zeta monte vers l’horizon, jusqu’à la naissance du ciel.

Je crois que c’est hier, quand j’allais pour la première fois vers Rodrigues, et que debout sur le pont, je sentais le navire bouger comme un animal, le passage sous l’étrave des lourdes vagues, le goût du sel sur mes lèvres, le silence, la mer. Oui, je crois que je n’ai jamais quitté cette place, à la barre du Zeta, poursuivant une croisière dont le but sans cesse recule, et que tout le reste n’a été qu’un rêve. Rêve de l’or du Corsaire inconnu, dans le ravin de l’Anse aux Anglais, rêve de l’amour d’Ouma, son corps couleur de lave, l’eau des lagons, les oiseaux de mer. Rêve de la guerre, les nuits glacées des Flandres, les pluies de l’Ancre, de la Somme, les nuages des gaz et les éclairs des obus.