Quand le soleil redescend derrière nous, et que je vois l’ombre des voiles sur la mer, le capitaine Bradmer reprend la barre. Debout, son visage rouge plissé à cause des reflets sur les vagues, il n’a pas changé. Sans que je le lui demande, il me raconte la mort du timonier.
« C’était en 1916, ou au début de 17, peut-être… On arrivait à Agalega, il est tombé malade. Fièvre, diarrhées, il délirait. Le médecin est venu voir, il a ordonné la quarantaine, parce que c’était le typhus… Ils avaient peur de la contagion. Il ne pouvait déjà plus manger ni boire. Il est mort le lendemain, le médecin n’était même pas revenu… Alors, monsieur, je me suis mis en colère. Puisqu’on ne voulait pas de nous, j’ai fait jeter toute la marchandise à la mer, devant Agalega, et nous sommes repartis vers le sud, jusqu’à Saint Brandon… C’était là qu’il avait dit qu’il voulait finir… Alors, on lui a accroché un poids aux pieds et on l’a jeté à la mer, devant les récifs, là où il y a cent brasses de fond, là ou l’eau est si bleue… Quand il a coulé, nous avons dit des prières, et moi j’ai dit : timonier, mon ami, te voilà chez toi, pour toujours. La paix soit avec toi. Et les autres ont dit : Amen… On est restes deux jours devant l’atoll, il faisait si beau, pas un nuage, et la mer si calme… On est restés à regarder les oiseaux, et les tortues qui nageaient près du bateau… On a péché quelques tortues, pour boucaner, et puis on est repartis. »
Sa voix est hésitante, couverte par le vent. Le vieil homme regarde droit devant lui, au-delà des voiles gonflées. Dans la lumière de la fin du jour, son visage est tout à coup celui d’un homme fatigué, indifférent à l’avenir. Maintenant, je comprends mon illusion : l’histoire est passée, ici comme ailleurs, et le monde n’est plus le même. Il y a eu des guerres, des crimes, des violations, et à cause de cela la vie s’est défaite.
« Maintenant, c’est drôle, je n’ai pas retrouvé de timonier. Lui, il savait tout de la mer, jusqu’à Oman… C’est comme si le bateau ne savait plus très bien où il va… C’est drôle, n’est-ce pas ? C’était lui le maître, il tenait le bateau dans ses mains… »
Alors, en regardant la mer si belle, le sillage éblouissant qui trace une route sur l’eau impénétrable, je ressens à nouveau l’inquiétude. J’ai peur d’arriver à Rodrigues, j’ai peur de ce que je vais y trouver. Où est Ouma ? Les deux lettres que je lui ai envoyées, la première de Londres, avant le départ pour les Flandres, la deuxième de l’hôpital militaire du Sussex, sont restées sans réponse. Sont-elles seulement arrivées ? Est-ce qu’on écrit aux manafs ?
La nuit, je ne descends pas dans la cale pour dormir. À l’abri des ballots arrimés sur le pont, je dors enroulé dans ma couverture, la tête sur mon sac de soldat, en écoutant les coups de la mer et le vent dans les voiles. Puis je me réveille, je vais uriner par-dessus le bastingage, et je retourne m’asseoir pour regarder le ciel plein d’étoiles. Comme il est long, le temps de la mer ! Chaque heure qui passe me lave de ce que je dois oublier, me rapproche de la figure éternelle du timonier. N’est-ce pas lui que je dois retrouver, à la fin de mes voyages ?
Aujourd’hui, le vent ayant tourné, nous naviguons au plus près, les mâts penchés à soixante degrés, tandis que l’étrave frappe la mer mauvaise avec des nuages d’écume. Le nouveau timonier est un Noir au visage impassible. À côté de lui, malgré l’inclinaison du pont, le capitaine Bradmer est assis dans son vieux fauteuil vissé au pont, et il regarde la mer en fumant. Toute tentative de ma part d’entamer une conversation s’est heurtée aux deux mots qu’il grogne sans me regarder : « Oui, monsieur ? » « Non, monsieur. » Le vent souffle contre nous par rafales, et la plupart des hommes se sont réfugiés dans la cale, sauf les négociants rodriguais qui ne veulent pas quitter leurs ballots sur le pont. À la hâte, les marins ont tendu une bâche cirée sur les marchandises, et ont fermé les écoutilles avant. J’ai glissé mon sac de soldat sous la bâche et malgré le soleil, je me suis enveloppé dans ma couverture.
Le Zeta fait de grands efforts pour remonter la mer, et je ressens en moi tous les craquements de la coque, les gémissements des mâts. Couché sur son flanc, le Zeta reçoit les coups des vagues puissantes qui viennent sur nous en fumant. À trois heures, le vent est si violent que je pense à un cyclone, mais les nuages sont rares, seulement des cirrus pâles qui barrent le ciel en d’immenses queues. Ce n’est pas un ciel d’ouragan.
Le Zeta a du mal à garder le cap. C’est Bradmer qui est à la barre, arc-bouté sur ses jambes courtes, grimaçant à cause des embruns. Malgré le peu de toile, le poids du vent fait geindre le navire. Combien de temps tiendra-t-il ainsi ?
Puis, d’un coup, les rafales sont moins violentes, la mâture du Zeta se redresse. Il est près de cinq heures du soir, et dans la belle lumière chaude apparaissent légèrement, au-dessus de l’horizon véhément, les montagnes de Rodrigues.
Tout de suite, tout le monde est sur le pont. Les Rodriguais chantent et crient, même les Comoriens taciturnes parlent. Je suis à la proue avec les autres, et je contemple cette ligne bleue, trompeuse comme un mirage, qui fait palpiter mon cœur.
C’est comme cela que j’ai rêvé d’arriver, depuis si longtemps, quand j’étais dans l’enfer de la guerre, dans les tranchées au milieu de la boue et des immondices. C’est mon rêve que je vis, tandis que le Zeta s’élève comme une nacelle sur la sphère de la mer sombre, parmi les éclats de l’écume, vers les montagnes transparentes de l’île.
Le soir, accompagnés des frégates et des sternes, nous passons Gombrani, puis la pointe de Plateau, et la mer devient huileuse. Déjà brillent au loin les lumières des balises. La nuit est tombée sur le versant nord des montagnes. Ma crainte est passée. Maintenant, j’ai hâte de débarquer. Le navire glisse, toutes toiles dehors, et je regarde la digue qui s’approche. Avec les Rodriguais, je suis penché sur le bastingage, mon sac à la main, prêt à sauter à terre.
Au moment de débarquer, alors que les enfants montent déjà à bord, je me retourne pour voir le capitaine Bradmer. Mais lui a donné ses ordres, et je vois seulement son visage, vaguement éclairé par la lumière des balises, sa silhouette marquée par la fatigue et la solitude. Sans se retourner vers moi, le capitaine descend dans la cale pour fumer et dormir, et peut-être penser au timonier qui ne quittait jamais le navire. Je marche vers les lumières de Port Mathurin, avec en moi cette image inquiète, et je ne sais pas encore que c’est la dernière que je garderai de Bradmer et de son navire.
À l’aube, j’arrive dans mon domaine, à la Vigie du Commandeur, là où j’ai aperçu pour la première fois, il y a bien longtemps, l’Anse aux Anglais. Ici, en apparence, rien n’a changé. La grande vallée est toujours noire et solitaire devant la mer. Tandis que je descends la pente, entre les lames des vacoas, en faisant ébouler la terre sous mes pieds, je cherche à reconnaître tous ces endroits où j’ai vécu, qui m’étaient familiers : la tache sombre du ravin, sur la rive droite, avec le grand tamarinier, les blocs de basalte où sont gravés les signes, le mince cours d’eau de la rivière Roseaux qui serpente entre les buissons jusqu’au marécage, et au loin, les sommets des montagnes qui servaient de points de repère. Il y a des arbres que je ne connais pas, des badamiers, des cocotiers, des hyophorbes.
Quand j’arrive au centre de la vallée, je cherche en vain le vieux tamarinier sous lequel j’avais installé mon campement jadis, et qui nous avait protégés, Ouma et moi, quand les nuits étaient douces. À la place de mon arbre, je vois un monticule de terre sur lequel croissent des buissons d’épines. Je comprends qu’il est là, couché sous la terre, là où l’a brisé un ouragan, et de ses racines et de son tronc est né ce monticule pareil à une tombe. Malgré le soleil qui brûle mon dos et ma nuque, je reste longtemps assis là, sur ce monticule au milieu des broussailles, en cherchant à retrouver mes traces. C’est là, à la place de mon arbre, que je décide de construire mon abri.