Je ne connais plus personne à Rodrigues. La plupart de ceux qui sont partis avec moi, répondant à l’appel de Lord Kitchener, ne sont pas revenus. Pendant les années de guerre, il y a eu la famine, parce que les bateaux n’apportaient plus rien, ni riz, ni huile, ni conserves, à cause du blocus. Les maladies ont décimé la population, le typhus surtout, qui a fait mourir les gens dans les montagnes, faute de médicaments. Les rats sont partout maintenant, ils courent dans les rues de Port Mathurin en plein jour. Qu’est devenue Ouma, qu’est devenu son frère, dans ces montagnes désertiques, sans ressource ? Que sont devenus les manafs ?
Seul Fritz Castel est resté, dans la ferme isolée, près du télégraphe. Maintenant, c’est un jeune homme de dix-sept ou dix-huit ans, au visage intelligent, à la voix grave, dans lequel j’ai peine à reconnaître l’enfant qui m’aidait à poser les jalons. Les autres hommes, Raboud, Prosper, Adrien Mercure, ont disparu, comme Casimir, comme tous ceux qui ont répondu à l’appel. « Fin’mort », répète Fritz Castel, quand je prononce leurs noms.
Avec l’aide de Fritz Castel, j’ai construit une hutte de branches et de palmes, devant le tombeau du vieux tamarinier. Combien de temps vais-je rester ? Maintenant, je sais que les jours sont comptés. L’argent ne manque pas (la prime de l’armée est encore presque intacte) mais c’est le temps qui va me manquer. Ce sont les jours, les nuits qui se sont retirés de moi, qui m’ont affaibli. Je sais cela tout de suite, dès que je suis à nouveau dans l’Anse, dans ce silence, entouré de la puissance des murailles de basalte, entendant le bruit continu de la mer. Est-ce que je peux vraiment espérer encore quelque chose de ce lieu, après tout ce qui a détruit le monde ? Pourquoi suis-je revenu ?
Tous les jours, je reste immobile, pareil à ces blocs de basalte qui sont au fond de la vallée comme les restes d’une cité disparue. Je ne veux pas bouger. J’ai besoin de ce silence, de cette stupeur. Le matin, à l’aube, je vais jusqu’à la plage, parmi les roseaux. Je m’assois là où, autrefois, Ouma me couvrait de sable pour me faire sécher dans le vent. J’écoute la mer gronder sur l’arc des brisants, j’attends le moment où elle monte par le goulot de la passe, soufflant ses nuages d’écume. Puis je l’écoute redescendre, glisser sur les fonds huileux, découvrir les secrets des flaques. Le soir, le matin, le vol des oiseaux de la mer à travers la baie, marquant les limites du jour. Je pense aux nuits si belles, qui venaient si simplement dans la vallée, sans peur. Les nuits où j’attendais Ouraa, les nuits où je n’attendais personne, les nuits où je guettais les étoiles, chacune à sa place dans le cosmos, dessinant leurs figures éternelles. Maintenant, la nuit qui vient me trouble, m’inquiète. Je sens la morsure du froid, j’écoute les bruits des pierres. La plupart des nuits, je suis recroquevillé au fond de la hutte, les yeux grands ouverts, je grelotte sans pouvoir dormir. L’inquiétude est si grande que je dois quelquefois retourner à la ville, pour dormir dans la chambre étroite de l’hôtel chinois, après avoir barricadé la porte avec la table et la chaise.
Que m’est-il arrivé ? Les journées sont longues à l’Anse aux Anglais. Souvent le jeune Fritz Castel vient s’asseoir sur le tumulus de l’arbre, devant ma hutte. Nous fumons et nous parlons, ou plutôt c’est moi qui parle, de la guerre, des attaques à l’arme blanche dans les tranchées, des lumières des bombes. Lui, m’écoute, en disant « Oui, monsieur », « Non, monsieur », sans impatience. Pour ne pas le décevoir, je l’envoie creuser des trous de sonde. Mais les anciens plans que j’ai dessinés n’ont plus de sens pour moi. Les lignes se brouillent devant mes yeux, les angles s’ouvrent, les repères se confondent.
Quand Fritz Castel est parti, je vais m’installer sous le grand tamarinier, à l’entrée du ravin, et je regarde en fumant la vallée où la lumière est si changeante. Quelquefois, j’entre dans le ravin pour sentir, comme autrefois, la brûlure de la lumière sur mon visage et sur ma poitrine. Le ravin est tel que je l’ai laissé : les rochers qui obstruent la première cachette, les marques des coups de pic, la grande entaille en forme de gouttière sur le basalte qui surplombe. Que suis-je venu chercher ici ? Maintenant, je sens partout le vide, l’abandon. C’est comme un corps vidé par la fièvre, où tout ce qui brûlait et palpitait n’est plus que frisson, faiblesse. Pourtant, j’aime cette lumière dans le ravin, cette solitude. J’aime aussi le ciel si bleu, la forme des montagnes au-dessus de la vallée. C’est peut-être à cause de cela que je suis revenu.
Le soir, dans la dérive du crépuscule, assis dans le sable des dunes, je rêve à Ouma, à son corps de métal. Avec la pointe d’un silex, j’ai dessiné son corps sur un bloc de basalte, là où commencent les roseaux. Mais quand j’ai voulu écrire la date, je me suis aperçu que je ne savais plus quel était le jour, ni le mois. J’ai pensé un instant courir jusqu’au bureau du télégraphe, comme autrefois, pour demander : quel jour sommes-nous ? Mais je me suis aperçu aussitôt que cela ne signifierait rien pour moi, que la date n’avait plus aucune importance.
Ce matin, dès le lever du soleil, je suis parti vers les montagnes. Au début, il me semble que je suis un chemin connu entre les arbustes et les vacoas. Mais bientôt, la réverbération du soleil me brûle, brouille ma vue. Au-dessus de moi, il y a l’étendue de la mer, bleue et dure, qui enserre l’île. Si Ouma est ici quelque part, je la retrouverai. J’ai besoin d’elle, c’est elle qui détient les clefs du secret du chercheur d’or. C’est cela que je crois, et mon cœur bat fort dans ma poitrine tandis que j’escalade la montagne Limon, à travers les éboulis. Est-ce par ici que je suis venu la première fois, quand je suivais la silhouette fugitive de Sri, comme si j’allais à la rencontre du ciel ? Le soleil est au-dessus de moi, au zénith, il boit les ombres. Nulle cachette, nul repère.
Maintenant, je suis perdu au milieu des montagnes, entouré de pierres et de buissons tous semblables. Les sommets brûlés se dressent de tous les côtés contre le ciel éclatant. Pour la première fois depuis des années, je crie son nom : « Ou-ma-ah ! » Debout, face à la montagne fauve, je crie : « Ou-ma-ah ! » J’entends le bruit du vent, un vent qui brûle et aveugle. Vent de lave et de vacoas qui arrête l’esprit. « Ou-ma-ah ! » Encore, tourné vers le nord, cette fois, vers la mer qui souffle. Je monte vers le sommet du Limon, et je vois les autres montagnes qui m’entourent. Les fonds des vallées sont dans l’ombre déjà. Le ciel se voile à l’est. « Ou-ma-ah ! » Il me semble que c’est mon propre nom que je crie, pour réveiller dans ce paysage désert l’écho de ma vie, que j’ai perdu durant toutes ces années de destruction, « Ouma ! Ou-ma-ah ! » Ma voix s’éraille, tandis que j’erre sur un haut plateau, cherchant en vain la tracé d’une habitation, d’un corral de cabris, d’un feu. Mais la montagne est vide. Il n’y a pas de traces humaines, pas une branche brisée, pas un froissement sur la terre sèche. Seul parfois, le chemin d’un cent-pieds entre deux pierres.
Où suis-je arrivé ? J’ai dû errer des heures sans m’en rendre compte. Quand la nuit vient, il est trop tard pour songer à redescendre. Je cherche des yeux un abri, une anfractuosité dans les rochers pour m’abriter du froid de la nuit, de la pluie qui commence à tomber. Sur le flanc de la montagne déjà noyé dans l’ombre, je trouve une sorte de talus d’herbe rase, et c’est là que je m’installe pour la nuit. Le vent passe au-dessus de ma tête en sifflant. Je m’endors aussitôt, épuisé. Le froid me réveille. La nuit est noire, devant moi le croissant de lune brille d’un éclat irréel. La beauté de la lune arrête le temps.