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Plusieurs fois, je suis réveillé par des bruits de voix, tard dans la nuit. La chemise de nuit trempée de sueur collant à ma peau, je me glisse le long du corridor jusqu’à la porte de la salle à manger éclairée. Par la porte entrebâillée, j’entends la voix grave de mon père, puis d’autres voix inconnues qui lui répondent. De quoi parlent-ils ? Même si j’écoutais chaque mot, je n’arriverais pas à comprendre. Mais je n’écoute pas les mots. J’entends seulement le brouhaha des voix, les verres qui cognent sur la table, les pieds qui raclent le plancher, les chaises qui grincent. Mam est peut-être là, elle aussi, assise à côté de mon père comme aux heures des repas ? Mais l’odeur forte du tabac me renseigne. Mam n’aime pas la fumée des cigares, elle doit être dans sa chambre, dans son lit de cuivre, regardant elle aussi la ligne de lumière jaune qui passe sous la porte entrebâillée, écoutant les bruits de voix des inconnus, comme moi, qui suis tapi dans l’ombre du couloir, pendant que mon père parle, parle, si longtemps… Ensuite je retourne vers la chambre, je me glisse sous la moustiquaire. Laure ne bouge pas, je sais qu’elle ne dort pas, qu’elle a les yeux grands ouverts dans le noir, et qu’elle écoute elle aussi les voix, à l’autre bout de la maison. Allongé sur mon lit de sangles, j’attends, en retenant mon souffle, jusqu’à ce que j’entende le bruit des pas dans le jardin, les grincements des essieux de la voiture qui s’éloigne. J’attends encore, jusqu’à ce que vienne le bruit de la mer, la marée invisible de la nuit, quand le vent siffle dans les aiguilles des filaos et fait battre les volets, et que la charpente de la maison gémit comme la coque d’un vieux navire. Alors je peux m’endormir.

Les leçons de Denis sont les plus belles. Il m’enseigne le ciel, la mer, les cavernes au pied des montagnes, les champs en friche où nous courons ensemble, cet été-là, entre les pyramides noires des murailles créoles. Parfois nous partons dès l’aube, alors que les sommets des montagnes sont encore pris dans la brume, et que la mer basse, au loin, expose ses récifs. Nous passons à traversées plantations d’aloès, le long d’étroits chemins silencieux. Denis marche devant, je vois sa haute silhouette fine et souple qui avance comme en dansant. Ici, il n’aboie pas, comme il fait dans les champs de canne. De temps à autre il s’arrête. Il ressemble à un chien qui a flairé la trace d’un animal sauvage, un lapin, un tandrac. Quand il s’arrête, il lève un peu la main droite, en signal, et je m’arrête moi aussi, et j’écoute. J’écoute le bruit du vent dans les aloès, le bruit de mon cœur aussi. La première lumière brille sur la terre rouge, éclaire les feuilles sombres. La brume s’effiloche au sommet des montagnes, le ciel est maintenant intense. J’imagine la mer couleur d’azur près de la barrière de corail, encore noire à l’embouchure des rivières. « Guette ! » dit Denis. Il est immobile sur le sentier, et me montre la montagne, du côté des gorges de la Rivière Noire. Je vois un oiseau très haut dans le ciel, qui se laisse glisser sur les courants aériens, la tête un peu tournée de côté, sa longue queue blanche traînant derrière lui. « Paille-en-queue », dit Denis. C’est la première fois que je le vois. Il gire lentement au-dessus des ravins, puis disparaît du côté de Mananava.

Denis s’est remis en marche. Nous suivons la vallée étroite du Boucan, vers les montagnes. Nous franchissons d’anciens champs de canne, maintenant en friche, où ne restent que les courtes murailles de lave ensevelies sous les buissons d’épines. Je ne suis plus dans mon domaine. Je suis sur une terre étrangère, la terre de Denis et des Noirs de l’autre côté, ceux de Chamarel, de Rivière Noire, des Cases Noyale. Au fur et à mesure que Denis s’éloigne du Boucan et qu’il remonte vers la forêt, vers les montagnes, il devient moins méfiant, il parle davantage, il semble plus libre. Il marche lentement maintenant, ses gestes sont plus faciles, même son visage s’éclaire, il m’attend sur la piste, il sourit. Il me montre les montagnes qui sont près de nous, à main droite : « Le Grand Louis, mont Terre Rouge. » Le silence nous entoure, il n’y a plus de vent, je ne sens plus l’odeur de la mer. Les broussailles sont si touffues que nous devons remonter le lit d’un torrent. J’ai enlevé mes souliers, je les ai attachés par les lacets autour de mon cou, comme je fais quand j’accompagne Denis. Nous marchons dans le filet d’eau froide, sur les cailloux aigus. Dans les boucles, Denis s’arrête, il scrute l’eau à la recherche des camarons, des écrevisses.

Le soleil est haut dans le ciel quand nous arrivons à la source du Boucan, tout près des hautes montagnes. La chaleur de janvier est lourde, j’ai du mal à respirer sous les arbres. Des moustiques tigrés sortent de leurs abris et dansent devant mes yeux, je les vois aussi danser autour de la chevelure laineuse de Denis. Sur les berges du torrent, Denis ôte sa chemise et commence à cueillir des feuilles. Je m’approche pour regarder les feuilles vert sombre, couvertes d’un léger duvet gris, qu’il récolte dans sa chemise transformée en sac. « Brèdes songe », dit Denis. Il jette un peu d’eau au creux d’une feuille et me la tend. Sur le fin duvet, la goutte reste prise, pareille à un diamant liquide. Plus loin il cueille d’autres feuilles : « Brèdes emballaze. » Sur le tronc d’un arbre, il me montre une liane : « Liane sept ans. » Des feuilles palmées s’ouvrent en forme de cœur : « Fa’am. » Je savais que la vieille Sara, la sœur de capt’n Cook, était « yangue », qu’elle faisait des breuvages et qu’elle jetait des sorts, mais c’est la première fois que Denis m’emmène quand il va chercher des plantes pour elle. Sara est malgache, elle est venue de la Grand Terre avec Cook, le grand-père de Denis, quand il y avait encore des esclaves. Un jour Cook nous a raconté, à Laure et à moi, qu’il avait eu si peur lorsqu’il était arrivé à Port Louis avec les autres esclaves, qu’il s’était perché sur un arbre de l’Intendance et qu’il ne voulait plus en descendre, parce qu’il croyait qu’on allait le manger, là, sur les quais. Sara vit à la Rivière Noire, autrefois elle venait voir son frère et elle nous aimait bien, Laure et moi. Maintenant elle est trop vieille.

Denis continue à marcher le long du torrent, vers la source. L’eau qui coule est mince, noire, lisse sur les roches de basalte. La chaleur est si lourde que Denis s’asperge le visage et le buste avec l’eau du ruisseau, et me dit de faire de même, pour me ranimer. Je bois à même le ruisseau l’eau fraîche, légère. Denis avance toujours devant moi, le long du ravin étroit. Il porte sur sa tête le ballot de feuilles. Parfois il s’arrête, désigne un arbre dans l’épaisseur de la forêt, une plante, une liane : « Binzoin », « langue bœuf », « bois zozo », « grand baume », « bois mamzel », « prine », « bois cabri », « bois tambour ».

Il cueille une plante rampante, aux feuilles étroites qu’il écrase entre son pouce et son index pour la sentir : « Verveine. » Plus loin encore, il traverse les fourrés jusqu’à un grand arbre au tronc brun. Il enlève un peu d’écorce, incise avec un silex ; la sève dorée coule. Denis dit : « Tatamaka. » Derrière lui, je marche à travers les broussailles, plié pour éviter les branches qui griffent. Denis se coule sans difficulté au milieu de la forêt, silencieux, tous ses sens aux aguets. Sous mes pieds nus le sol est mouillé et tiède. J’ai peur, pourtant je veux aller encore plus loin, m’enfoncer au cœur de la forêt. Devant un tronc très droit, Denis s’arrête. Il arrache un morceau d’écorce et me le fait sentir. C’est une odeur qui m’étourdit. Denis rit, et dit simplement : « Bois colophane. »