Au lever du jour, je distingue peu à peu les formes qui m’entourent. Je m’aperçois alors avec émotion que, sans m’en rendre compte, j’ai dormi dans les ruines d’un ancien campement des manafs. Avec mes mains, je creuse la terre sèche, je découvre entre les pierres les traces que je cherchais : des bouts de verre, des boîtes rouillées, des coquillages. À présent, je vois clairement les cercles des corrals, les bases des huttes. Est-ce tout ce qui reste du village qu’habitait Ouma ? Et que sont-ils devenus ? Sont-ils tous morts de fièvre et de faim, abandonnés de tous ? S’ils sont partis, ils n’ont pas eu le temps de cacher leurs traces. Ils ont dû fuir la mort qui s’abattait sur eux. Je reste immobile au milieu de ces ruines, en proie à un grand découragement.
Quand le soleil brûle à nouveau dans le ciel, je redescends la pente de la montagne Limon, à travers les buissons d’épines. Bientôt apparaissent les vacoas, les feuillages sombres des tamariniers. Au bout de la longue vallée de la rivière Roseaux, je vois la mer qui brille durement au soleil, l’étendue de la mer qui nous tient prisonniers.
L’été, l’hiver, puis encore la saison des pluies. Tout ce temps dans l’Anse aux Anglais, je l’ai rêvé, sans repères, sans comprendre ce qui se passait en moi. Peu à peu, j’ai repris ma recherche, mesurant l’écart entre les roches, traçant de nouvelles lignes dans le réseau invisible qui recouvre la vallée. C’est sur cette toile d’araignée que je vis, que je me déplace.
Jamais je ne me suis senti si proche du secret. Maintenant, je ne ressens plus l’impatience fébrile du commencement, il y a sept ou huit ans. Alors je découvrais chaque jour un signe, un symbole. J’allais et venais entre les rives de la vallée, je bondissais de roche en roche, je creusais des trous de sonde partout. Je brûlais d’impatience, de violence. Alors je ne pouvais pas entendre Ouma, je ne pouvais pas la voir. J’étais aveuglé par ce paysage de pierre, je guettais le mouvement des ombres qui me révélerait un nouveau secret.
Aujourd’hui, cela est passé. Il y a en moi une foi que je ne connaissais pas. D’où vient-elle ? Foi dans ces blocs de basalte, dans cette terre ravinée, foi dans l’eau mince de la rivière, dans le sable des dunes. Cela vient de la mer peut-être, la mer qui enserre l’île et fait son bruit profond, son bruit qui respire. Tout cela est dans mon corps, je l’ai compris enfin en revenant à l’Anse aux Anglais. C’est un pouvoir que je croyais perdu. Alors, à présent, je n’ai plus de hâte. Je reste parfois immobile pendant des heures, assis dans les dunes, près de l’estuaire, à regarder la mer sur les brisants, à guetter le passage des gasses et des mouettes. Ou bien à l’abri de ma hutte, quand le soleil est à sa place de midi, après avoir déjeuné de quelques crabes bouillis et d’un peu de lait de coco, j’écris sur les cahiers d’écolier que j’ai achetés chez le Chinois, à Port Mathurin. J’écris des lettres pour Ouma, pour Laure, des lettres qu’elles ne liront pas, où je dis des choses sans importance, le ciel, la forme des nuages, la couleur de la mer, les idées qui me viennent ici, au fond de l’Anse aux Anglais. La nuit, encore, quand le ciel est froid, et que la lune gonflée m’empêche de dormir, assis en tailleur devant la porte, j’allume la lampe tempête et je fume en dessinant des plans de recherche sur d’autres cahiers, pour noter ma progression dans le secret.
Au hasard de mes promenades sur la plage de l’Anse, je ramasse les choses bizarres rejetées par la mer, les coquillages, les oursins fossiles, les carapaces des tekteks. J’enferme ces choses précieusement dans les boîtes de biscuits vides. C’est pour Laure que je ramasse cela, et je me souviens des objets que Denis rapportait autrefois de ses courses. Dans le fond de l’Anse, avec le jeune Fritz Castel, nous sondons le sable, et je ramasse des cailloux aux formes étranges, des schistes micassés, des silex. Un matin, comme nous creusons tour à tour au pic, à l’endroit où la rivière Roseaux forme un coude vers l’ouest, suivant le tracé de son ancienne embouchure sur la mer, nous dégageons une grosse pierre de basalte, d’un noir fuligineux, qui porte au sommet une série d’encoches faites au ciseau. À genoux devant la pierre, j’essaie de comprendre. Mon compagnon me regarde avec curiosité, avec crainte : quel est ce dieu que nous avons fait émerger du sable de la rivière ?
« Regarde ! Guette ! »
Le jeune Noir hésite. Puis il s’agenouille à côté de moi. Sur la pierre noire, je lui montre chaque entaille, qui correspond aux montagnes que nous avons devant nous, au fond de la vallée : « Regarde : ici, Limon. Là, Lubin, Patate. Là, le grand Malartic. Ici, le Bilactère, les deux Chariots, et là, le Comble du Commandeur, avec la Vigie. Tout est marqué sur cette pierre. C’est là qu’il a débarqué autrefois, il s’est servi de cette pierre pour amarrer sa pirogue, j’en suis sûr. Ce sont tous les points de repère qui ont servi à tracer son plan secret. » Fritz Castel se relève. Son regard exprime toujours la même curiosité, mêlée de crainte. De quoi a-t-il peur, de qui ? De moi, ou de l’homme qui a marqué cette pierre, il y a si longtemps ?
Depuis ce jour, Fritz Castel n’est pas revenu. N’est-ce pas mieux ainsi ? Dans cette solitude, je comprends mieux les raisons de ma présence ici, dans cette vallée stérile. Alors, il me semble qu’il n’y a plus rien qui me sépare de cet inconnu qui est venu ici il y a près de deux cents ans, pour y laisser son secret avant de mourir.
Comment ai-je osé vivre sans prendre garde à ce qui m’entourait, ne cherchant ici que l’or, pour m’enfuir quand je l’aurais trouvé ? Ces coups de sonde dans la terre, ces travaux de déplacement de rochers, tout cela était une profanation. Maintenant, dans la solitude et l’abandon, je comprends, je vois. Cette vallée tout entière est comme un tombeau. Elle est mystérieuse, farouche, elle est un lieu d’exil. Je me souviens des paroles d’Ouma, lorsqu’elle s’est adressée à moi pour la première fois, son ton à la fois ironique et blessé lorsqu’elle soignait ma plaie à la tête : « Vous aimez vraiment l’or ? » Alors, je n’avais pas compris, j’avais été amusé par ce que je croyais être de la naïveté. Je ne pensais pas qu’il y avait autre chose à prendre, dans cette vallée âpre, je n’imaginais pas que cette fille sauvage et étrange connaissait le secret. Maintenant, n’est-il pas trop tard ?
Seul au milieu de ces pierres, avec pour unique appui ces liasses de papiers, ces cartes, ces cahiers où j’ai écrit ma vie !
Je pense au temps où je découvrais le monde, peu à peu, autour de l’Enfoncement du Boucan. Je pense au temps où je courais dans l’herbe, à la poursuite de ces oiseaux qui tournent éternellement au-dessus de Mananava. J’ai recommencé à me parler, comme autrefois. Je chante les paroles de la rivière Taniers, le refrain que nous chantions avec le vieux Cook, en nous balançant lentement :
Cette voix est à nouveau en moi. Je regarde couler l’eau de la rivière Roseaux vers l’estuaire, quand le crépuscule allège tout. J’oublie la brûlure du jour, l’inquiétude de la recherche au pied de la falaise, les trous de sonde que j’ai creusés pour rien. Quand la nuit vient, avec ce frémissement à peine sensible dans les roseaux, la rumeur douce de la mer. N’était-ce pas ainsi, autrefois, près de la Tourelle du Tamarin, quand je regardais les vallons se noyer d’ombre, que je guettais le filet de fumée du côté du Boucan ?