Enfin, j’ai retrouvé la liberté des nuits, quand, allongé sur la terre, les yeux ouverts, je communiquais avec le centre du ciel. Seul dans la vallée, je regarde s’ouvrir le monde des étoiles, et le nuage immobile de la Voie lactée. Je reconnais une à une les formes de mon enfance, l’Hydre, le Lion, le Grand Chien, Orion orgueilleux qui porte aux épaules ses joyaux, la Croix du Sud et ses suiveuses, et toujours le navire Argo, voguant dans l’espace, sa poupe tournée vers l’ouest, relevée par la vague invisible de la nuit. Je reste étendu dans le sable noir, près de la rivière Roseaux, sans dormir, sans rêver. Je sens sur mon visage la lumière douce des astres, je sens le mouvement de la terre. Dans le silence apaisé de l’été, avec le mugissement lointain des brisants, les dessins des constellations sont des légendes. Je vois tous les chemins du ciel, les points qui brillent plus fort, comme des balises. Je vois les pistes secrètes, les puits sombres, les pièges. Je pense au Corsaire inconnu, qui a dormi peut-être sur cette grève, il y a si longtemps. Peut-être a-t-il connu ce vieux tamarinier qui gît maintenant sous la terre ? N’a-t-il pas regardé avidement ce ciel qui l’avait guidé jusqu’à l’île ? Allongé sur la terre douce, après la violence des combats, les meurtres, c’est ici qu’il a goûté la paix et le repos, abrité du vent de la mer par les cocotiers et les hyophorbes. J’ai franchi le temps, dans un vertige, en regardant le ciel étoile. Le Corsaire inconnu est ici même, il respire en moi, et c’est avec son regard que je contemple le ciel.
Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? La configuration de l’Anse aux Anglais est celle de l’univers. Le plan de la vallée, si simple, à chaque instant n’a cessé de s’agrandir, de se remplir de signes, de jalons. Bientôt cet entrelacs m’a caché la vérité de ce lieu. Le cœur battant, je me lève d’un bond, je cours vers ma hutte, où la veilleuse brûle encore. À la lueur tremblante de la lampe, je cherche dans mon sac les cartes, les documents, les grilles. J’emporte les papiers et la lampe au-dehors, et assis face au sud, je compare mes plans avec les dessins de la voûte céleste. Au centre du plan, là où j’ai posé jadis ma borne, l’intersection de la ligne nord-sud avec l’axe des organeaux correspond bien à la Croix qui brille devant moi de son éclat magique. À l’est, au-dessus du ravin dont il figure exactement la forme, le Scorpion recourbe son corps dont le cœur est la rouge Antarès qui palpite à l’endroit même où j’ai mis à jour les deux cachettes du Corsaire inconnu. Je regarde vers l’est, je vois au-dessus des trois pointes formant le M de la Vigie du Commandeur les trois Marie de la ceinture d’Orion qui viennent d’apparaître au-dessus des montagnes. Au nord, vers la mer, il y a le Chariot, léger, fugitif, qui montre l’entrée de la passe, et plus loin, la courbe du navire Argo qui dessine la forme de la baie, et dont la poupe remonte l’estuaire jusqu’aux limites de l’ancien rivage. Je dois fermer les yeux à cause du vertige. Est-ce que je suis en proie à une nouvelle hallucination ? Mais ces étoiles sont vivantes, éternelles, et la terre au-dessous d’elles suit leur dessin. Ainsi, dans le firmament, où nulle erreur n’est possible, est inscrit depuis toujours le secret que je cherchais. Sans le savoir, je le voyais depuis que je regardais le ciel, autrefois, dans l’Allée des Étoiles.
Où se trouve le trésor ? Est-il dans le Scorpion, dans l’Hydre ? Est-il dans le triangle austral, qui joint au centre de la vallée les points H, D, B que j’ai situés depuis le commencement ? Est-il à la proue du navire Argo, ou à la poupe, marquées par les feux de Canope et de Miaplacidus qui brillent chaque jour sous la forme des deux rochers de basalte de chaque côté de la baie ? Est-il dans le joyau de Fomalhaut, l’astre solitaire à l’éclat qui trouble comme un regard, au-dessus de la haute mer, et qui monte au zénith tel un soleil de la nuit ?
Cette nuit, je suis resté aux aguets, sans dormir un instant, tout vibrant de cette révélation du ciel, regardant chaque constellation, chaque signe. Je me souviens des nuits étoilées du Boucan, quand je sortais sans bruit de la chambre chaude pour trouver la fraîcheur du jardin. Alors, comme maintenant, je croyais sentir sur ma peau le dessin des étoiles, et, quand le jour venait, je les recopiais dans la terre, ou dans le sable du ravin, avec de petits cailloux.
Le matin est venu, a éclairci le ciel. Comme autrefois, je me suis enfin endormi dans la lumière, non loin du monticule où gît le vieux tamarinier.
Depuis que j’ai compris le secret du plan du Corsaire inconnu, je ne ressens en moi plus aucune hâte. Pour la première fois depuis que je suis revenu de la guerre, il me semble que ma quête n’a plus le même sens. Autrefois, je ne savais pas ce que je cherchais, qui je cherchais. J’étais pris dans un leurre. Aujourd’hui, je suis libéré d’un poids, je peux vivre libre, respirer. À nouveau, comme avec Ouma, je peux marcher, nager, plonger dans l’eau du lagon pour pêcher les oursins. J’ai fabriqué un harpon avec un long roseau et une pointe en bois de fer. Je fais comme Ouma me l’a montré ; je plonge nu dans l’eau froide de l’aube, quand le courant de la marée montante passe à travers l’ouverture des récifs. Au ras des coraux je cherche les poissons, les gueules pavées, les vieilles, les dames beri. Parfois, je vois passer l’ombre bleue d’un requin, et je reste immobile, sans lâcher d’air, en tournant pour faire face. Maintenant je peux nager aussi loin qu’Ouma, aussi vite. Je sais faire griller les poissons sur la plage, sur des claies de roseaux verts. Près de ma hutte, j’ai semé du maïs, des fèves, des patates douces, des chouchous. J’ai mis dans un pot de fer un jeune papayer que m’a donné Fritz Castel.
À Port Mathurin, les gens se posent des questions. Le directeur de la Barclay’s, un jour que je venais retirer de l’argent, me dit :
« Eh bien ? Vous venez plus souvent en ville ? Est-ce que cela veut dire que vous avez perdu l’espoir de trouver votre trésor ? »
Je l’ai regardé en souriant, et j’ai répondu avec assurance : « Au contraire, monsieur. Cela veut dire que je l’ai trouvé » Je suis parti sans attendre d’autres questions.
En effet, presque chaque jour je vais à la digue dans l’espoir de voir le Zeta. Il y a des mois qu’il n’a plus touché Rodrigues. Le transport des marchandises et des passagers est maintenant assuré par le Frigate, un vapeur de la toute-puissante British India Steamship dont l’oncle Ludovic est le représentant à Port Louis. C’est ce bateau qui apporte le courrier, les lettres que Laure m’envoie depuis plusieurs semaines où elle me parle de la maladie de Mam. La dernière lettre de Laure, datée du 2 avril 1921, est encore plus pressante : je garde l’enveloppe entre mes mains, sans oser l’ouvrir. J’attends, sous l’auvent du débarcadère, entouré par l’agitation des marins et des dockers, regardant les nuages qui s’amoncellent au-dessus de la mer. On parle d’une tempête qui arrive, le baromètre descend d’heure en heure. Vers une heure de l’après-midi, quand tout redevient calme, j’ouvre enfin la lettre de Laure, je lis les premiers mots qui m’accablent :
« Mon cher Ali, quand cette lettre te trouvera, si elle te trouve jamais, je ne sais pas si Mam sera encore de ce monde… »
Mes yeux se brouillent. Je sais que tout est fini maintenant. Plus rien ne peut me retenir ici, puisque Mam est si mal. Le Frigate sera là dans quelques jours, je partirai avec lui. J’envoie un télégramme à Laure pour lui annoncer mon retour, mais le silence est en moi, il m’accompagne partout.