La tempête a commencé à souffler cette nuit, et je suis réveillé par l’inquiétude : c’est d’abord un vent lent et continu, dans la nuit d’un noir étouffant. Au matin, je vois les nuages qui fuient au-dessus de la vallée, en lambeaux déchiquetés entre lesquels le soleil jette des éclairs. À l’abri dans ma hutte, j’entends le grondement de la mer sur les brisants, un bruit terrifiant, presque animal, et je comprends que c’est un ouragan qui est en train d’arriver sur l’île. Je ne dois pas perdre un instant. Je prends mon sac de soldat, et, laissant dans la hutte mes autres affaires, je grimpe la colline vers la pointe Vénus. Contre l’ouragan, les bâtiments du télégraphe sont le seul refuge.
Quand j’arrive devant les grands hangars gris, je vois la population du voisinage qui s’y masse : hommes, femmes, enfants, même des chiens et des porcs que les habitants ont amenés avec eux. Un Indien employé du télégraphe annonce que le baromètre est déjà au-dessous des 30. Vers midi, le vent arrive en hurlant sur la pointe Vénus. Les bâtiments se mettent à trembler, la lumière électrique s’éteint. Les trombes d’eau s’abattent sur la tôle des murs et du toit avec un bruit de cataracte. Quelqu’un allume une lampe tempête qui éclaire les visages de façon fantastique.
L’ouragan souffle tout le jour. Le soir, nous nous endormons, épuisés, sur le plancher du hangar, en écoutant les hurlements du vent et les gémissements des structures métalliques des maisons.
A l’aube, je suis réveillé par le silence. Dehors, le vent a faibli, mais on entend le rugissement de la mer sur les récifs. Les gens sont massés sur le promontoire, devant le bâtiment principal du télégraphe. Quand je m’approche, je vois ce qu’ils regardent : sur la barrière de corail, devant la pointe Vénus, il y a l’épave d’un navire naufragé. À moins d’un mille de la côte, on distingue parfaitement les mâts brisés, la coque éventrée. Il ne reste plus qu’une moitié de navire, la poupe dressée, et les vagues furieuses se brisent sur l’épave en jetant des nuages d’écume. Le nom du bateau court sur les lèvres, mais quand je l’entends, je l’ai déjà reconnu : c’est le Zeta. Sur la poupe, je vois bien le vieux fauteuil vissé au pont, où s’asseyait le capitaine Bradmer. Mais où est l’équipage ? Personne n’en sait rien. Le naufrage a eu lieu dans la nuit.
Je descends en courant vers le rivage, je marche le long de la côte dévastée, envahie de branches et de pierres. Je veux trouver une pirogue, quelqu’un pour m’aider, mais en vain. Il n’y a personne au bord de la mer.
Peut-être qu’à Port Mathurin, le canot de sauvetage ? Mais mon inquiétude est trop forte, je ne peux attendre. J’enlève mes vêtements, j’entre dans la mer en glissant sur les rochers, frappé par les vagues. La mer est puissante, elle franchit la barrière de corail, l’eau est trouble comme celle d’un fleuve en crue. Je nage contre le flot, si violent que je reste sur place. Le rugissement des vagues qui déferlent est juste devant moi, je vois les trombes d’écume jetées vers le ciel noir. L’épave est à cent mètres à peine, les dents aiguës des récifs l’ont coupée en deux à la hauteur des mâts. La mer couvre le pont, enveloppe le fauteuil vide. Je ne peux approcher davantage, sans risquer d’être broyé moi aussi contre les récifs. Je veux crier, appeler : « Bradmer !… » Mais ma voix est couverte par le tonnerre des vagues, je ne l’entends même pas ! Un long moment, je nage contre la mer qui franchit la barrière. L’épave est sans vie, il semble qu’il y ait des siècles qu’elle ait échoué là. Le froid m’envahit, oppresse ma poitrine. Je dois abandonner, revenir en arrière. Lentement, je me laisse porter par la houle avec les débris de la tempête. Quand je touche la rive, je suis si fatigué, et désespéré, que je ne sens même pas la blessure que je me fais au genou en heurtant un rocher.
Au début de l’après-midi, le vent cesse complètement. Le soleil brille sur la terre et la mer dévastées. Tout est fini. En titubant, au bord de l’évanouissement, je marche vers l’Anse aux Anglais. Près des bâtiments du télégraphe, tout le monde est dehors, rit, parle fort : quittes pour la peur.
Quand j’arrive au-dessus de l’Anse aux Anglais, je vois un paysage ravagé. La rivière Roseaux est un fleuve de boue sombre qui coule à grands bruits dans la vallée. Ma hutte a disparu, les arbres et les vacoas ont été déracinés, et il ne reste rien de mes plantations. Il ne reste dans le lit de la vallée que la terre zébrée de rigoles et les blocs de basalte qui ont surgi du sol. Tout ce que j’avais laissé dans ma cabane a disparu : mes vêtements, mes casseroles, mais surtout mon théodolite et la plupart de mes documents concernant le trésor.
Le jour décline vite, dans cette atmosphère de fin du monde. Encore, je marche dans le fond de l’Anse aux Anglais, à la recherche d’un objet, d’une trace qui auraient échappé à l’ouragan. Je regarde chaque endroit, mais déjà tout a changé, est devenu méconnaissable. Où est le tas de pierres qui formait la réplique du Triangle Austral ? Et ces basaltes, près du glacis, sont-ils ceux qui m’ont guidé la première fois jusqu’aux organeaux ? Le crépuscule est couleur de cuivre, couleur de métal fondu. Pour la première fois, les oiseaux de mer ne traverseront pas l’Anse pour gagner leurs abris. Où sont-ils allés ? Combien d’entre eux ont survécu à l’ouragan ? Pour la première fois aussi, les rats sont arrivés au fond de la vallée, chassés de leurs nids par les torrents de boue. Ils galopent autour de moi dans la pénombre en poussant de petits cris aigus qui m’effraient.
Au centre de la vallée, près de la rivière qui a débordé, je vois la grande stèle de basalte où j’ai gravé avant de partir pour la guerre la ligne est-ouest et les deux triangles inversés des organeaux qui dessinent l’étoile de Salomon. La stèle a résisté au vent et à la pluie, elle s’est seulement enfoncée un peu plus dans la terre, et au centre de ce pays dévasté, elle ressemble à un monument du commencement de l’espèce humaine. Qui la trouvera, un jour, et comprendra ce qu’elle signifiait ? La vallée de l’Anse aux Anglais a fermé son secret, elle a fermé ses portes, qui s’étaient un instant ouvertes pour moi seul. Sur la falaise de l’est, là où frappent les rayons du soleil couchant, l’entrée du ravin m’attire une dernière fois. Mais quand je m’approche, je m’aperçois que sous la violence du ruissellement, une partie de la falaise s’est effondrée, bouchant le corridor d’accès. Le torrent de boue qui a jailli du ravin a tout dévasté devant lui, arrachant le vieux tamarinier dont j’aimais tant l’ombre douce. Dans un an, il ne restera rien de son tronc, qu’un monticule de terre surmonté de quelques buissons épineux.
Je reste longtemps, jusqu’à la nuit, à écouter le bruit de la vallée. La rivière qui coule avec force, charriant la terre et les arbres, l’eau qui ruisselle des falaises de schistes, et au loin, le tonnerre continu de la mer.
Durant les deux jours qui me restent, je ne cesse pas de regarder la vallée. Chaque matin, je quitte de bonne heure ma chambre étroite de l’hôtel chinois et je vais jusqu’en haut de la Vigie du Commandeur. Mais je ne descends plus dans la vallée. Je reste assis au milieu des broussailles, près de la tour en ruine, et je regarde la longue vallée noire et rouge d’où ma trace a déjà disparu. Dans la mer, irréelle, suspendue à la barrière de corail, la poupe du Zeta est immobile sous les coups des vagues. Je pense au capitaine Bradmer, dont on n’a pas retrouvé le corps. Il était, à ce qu’on raconte, seul sur son navire, et n’a pas cherché à se sauver.
C’est la dernière image que j’emporte de Rodrigues, sur le pont du jeune Frigate qui avance vers le large, toutes ses tôles vibrant sous l’effort de sa machinerie. Devant les hautes montagnes dénudées, qui brillent au soleil du matin, comme en équilibre pour toujours au bord des eaux profondes, l’épave brisée du Zeta, au-dessus de laquelle tournoient quelques oiseaux de mer, tout à fait pareille à la carcasse d’un cachalot rejetée par la tempête.